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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

lundi 1 avril 2013

Unité et différenciation dans l'horizon du monde : Qu'est ce qu'une classe sociale ?

(aristocrate japonaise - XVIIIème siècle)


Une classe sociale n'est pas un chose, un objet de saisie ou d'échange, comme cette roche, ce pain ou encore le corps humain.

Les choses sont les seuls objets dont notre civilisation reconnaît sans discuter comme existantes, comme pourvue d'une existence consistante. Nous avons fait des choses la norme de l'existence, et de l'existence la norme de l'être. Ce choix est un choix parmi d'autres ; d'autres civilisations ont fait de Dieu, qui n'existe pas ( exister, ex-sistere, signifie être sorti du principe, et désigne le mode d'être des créatures) et qui est encore moins une chose, la norme de l'être. Pour nous, ce dernier choix est évidemment absurde ; pour d'autres civilisations, notre choix est évidemment absurde. Plutôt que d'assumer la xénophobie spontanée du genre humain, le sage doit peser les conséquences des choix de chaque civilisation, et cesser de considérer à priori comme absurdes les choix des autres mondes humains possibles.

Le sage peut également ne pas considérer les choix de sa propre civilisation comme absurde, et reconnaître un instant la norme de l'être de son temps. Posons que la norme de l'être est un chose matérielle, visible, sensible, et repérable dans le temps et dans l'espace, manipulable et commercialisable - de ce fait la réalité d'une classe sociale – comme celle de tout objet social, et au delà de tout objet général de pensée - peut sembler discutable.

Il est possible de dire «  je ne crois plus aux classes sociales », comme de dire, à la manière de Margaret Thatcher : « la société n'existe pas ». Il est possible de poser ces affirmations dans une logique nominaliste, pour dire que les généralités ( comme « classe sociale ») n'existent pas en tant que réalités au delà de leurs signes ; mais il faut alors étudier en quoi le monde symbolique exerce une puissance réelle sur la construction de la réalité sociale – et au delà sur la construction de la réalité tout court, comme la possibilité pratique de la physique mathématique le montre. La théorie des « jeux de langage » de Wittgenstein est alors attrayante dans un premier temps, en ce qu'elle préserve le nominalisme général qui est le préjugé non négociable de ces matrices modernes de discours.

La vérité est que le nominalisme est idéologiquement séduisant comme norme ontologique de base de toute l'idéologie propre au Système – le démontrer, ce n'est pas le lieu ici. Il est toujours plus facile psychiquement d'adhérer à des thèses qui vont dans le sens des thèses générales qui structurent notre vision du monde, alors que l'inverse est coûteux, et peut être très coûteux. Le nominalisme est séduisant, mais la réalité des sciences en pratique – voyez la décomposition de l'ontologie de la chose dans les réflexions sur la mécanique quantique - tout comme l'unité des lois physiques dans l'Univers, ne sont pas compatibles avec le concept d'un univers constitué d'objets indéfiniment indépendants, et reliés uniquement par les signes du langage et les classes logiques de la pensée. C'est même l'inverse qui paraît le plus près du réel : les objets distincts – dit discrets - sont construits sur le continuum de l'Un-ivers par le découpage sémantique et syntaxique des langages humains.

Le monde des nominalistes est un monde de choses réellement existantes, pourvues d'identité en soi, ayant des liens dont l'existence est moins consistante et secondaire aux pôles de liens que sont les choses, comme des êtres humains ayant un contrat. Mais l’identité reconnue au chose est très souvent – pour ne pas dire toujours – liée à un détermination, une limite qui les contient, et donc à une relation nécessaire et première à toute identité possible. Sans liens, il n'est pas d'identité.

Ajoutons que si l'identité est une puissance d'identification, et l'identification l'opération d'un esprit, alors la chose consistante des nominalistes n'est toujours déjà qu'un objet de pensée, et donc une production subjective. Autrement dit, la chose des nominalistes n'est pas une réalité première qui serait donnée dans une pureté cognitive, mais toujours déjà un objet pour un sujet, toujours déjà le point aveugle d'un signe ou d'un agir qui le construisent comme réalité individuelle.

L’Un - ivers ignore malheureusement la pluralité des règles de base, le plurivers et les mondes rhizomes, puisque toute différence pensable ne peut exister que sur l'horizon d'une communauté d'être, ce qu'est précisément l'Univers. La différence suppose d'abord une ressemblance, autrement dit est l'autre nom de la communauté organique. Il est des différences de couleur dans l'horizon du visible, de son dans l'océan de l'audible. Penser la pluralité des mondes est penser une communication entre eux, et l’éther – nom du milieu hypothétique de propagation de la communication de l'Univers dans l'ancienne science - de cette communication a nom Univers. Il y a communauté des mondes divers, sauf à penser à une impossibilité totale de les connaître à partir d'un monde, et à rendre toute discussion à leur sujet gratuite – en particulier, à rendre inopérant le mot « divers » ou « pluralité » appliqué aux mondes. Quelle est la différence entre un tableau de Dürer et une symphonie de Mozart ? Si je veux répondre à cette question, je ne peux parler que de domaines communs à ces deux œuvres. La théorie de correspondances est justement la construction de l'Un-ivers pour les sens phénoménalement séparés.

Cette description de l'Un-ivers comme condition nécessaire de la pluralité des mondes possibles est d'une stricte analogie avec les différences naissant entre les classes ou les êtres humains individuels. Une féministe note ainsi sur le monde construit par l'idéologie du genre, c'est à dire par l'idéologie racine du capitalisme : on ne peut pas écrire sur les femmes si on n'est pas une femme, on ne peut pas écrire sur les noirs si on n'est pas noir, on ne peut pas écrire sur les trans si on n'est pas trans, on ne peut pas écrire sur le prion si on n'a pas la vache folle. C'est à dire : le morcellement idéologiquement induit en est venu à faire oublier la communauté que suppose la langue, et les conditions de la compréhension, de l'empathie ou de la solidarité sont niées. Autant assumer le darwinisme social le plus brutal, la lutte de tous contre tous, et proclamer que la société, ou les classes, n'existent pas.

Il y a quelque chose d'immature dans cette explosion du désir de distinction absolue, qui voile un désir de reconnaissance et d'amour absolus inaccessibles aux mortels, distinction absolue en droit comme en fait impossible – dans ce désir de toute puissance. Le nominalisme moderne, comme bien d'autres aspects de la décomposition théorique postmoderne, apparaît de plus en plus comme un déni idéologique massif de la réalité, un geste mental d'enfants inadaptés par un narcissisme incapable de se confronter au monde.

Nous ne pouvons pas nous placer dans l'idéologie commune de ce temps pour discuter de l'existence des classes sociales. L'idéologie d'un système social est la construction symbolique du monde – la culture, si l'on veut une approximation - fonctionnelle à un système social global. Nous ne voulons pas être fonctionnels. Il entre dans l’idéologie une part importante, plus ou moins importante, de déni de ce qui dans la réalité est difficilement assimilable par l'idéologie. Nous ne voulons participer à aucun déni. Dans le cadre de l'idéologie peut naître une scolastique des problèmes propres à l’idéologie, et une casuistique des solutions concrètes face à la réalité quotidienne. Nous ne voulons pas rendre l'idéologie vivable.

Il est clair que nous ne pouvons écrire que pour the happy few. Nous assumons une position d'hérésie globale par rapport au monde moderne, un refus de partager aucun de ses postulats.

Il est ainsi possible de poser ces affirmations : les classes sociales, la société n'existent pas - comme faussement universelles et abstraites, et les débats ontologiques comme des masques du déploiement réel d'un système social, comme une apparence de problème qui ne se pose que dans l'horizon d'un tel déploiement. Pour prendre un point de comparaison, ces problèmes de l'ontologie des classes sociales se posent au présent cycle comme le développement de l'intérêt théologique pour le problème de la toute-puissance divine s'est posé avec acuité à l'apparition de la Monarchie absolue.

Nous ne rentrerons donc pas dans le débat scolastique sur l'existence des classes dans le cadre ontologique de l'idéologie générale, le nominalisme. Nous restons à l'extérieur. Nous aborderons plutôt une phénoménologie descriptive.

***

La question de l'existence des classes se pose dans le monde moderne. Elle n'était pas posée dans les mondes anciens. D'abord parce que cette existence – par exemple à Rome, dans l'architecture du système électoral – était reconnue et validée par la loi de la Cité. Les systèmes sociaux anciens reconnaissent ces classes, et sont des sociétés d'ordre dans une certaine mesure. Notre société, la société capitaliste, s'est construite sur la négation, sur l'interdiction des ordres, et il est assez logique que ces classes qu'aucune loi ne peut reconnaître paraissent d'existence discutable, alors que cette existence était indiscutable ailleurs.

La question la plus fondamentale est celle de la forme de la justice et de la vie humaine selon les choix de reconnaître ou de nier l'existence de classes. Il nous importe de savoir si la négation des classes est un choix adapté à nos orientations vitales – ou non.

La vérité la plus profonde à retenir n'est pas alors le débat ontologique – qu'est ce qu'une classe sociale, puisqu'elle ne peut être un objet réel – de ré-alité, caractère de res, la chose matérielle en latin – genre de débat essentiellement universitaire au sens péjoratif du terme, c'est à dire sans prise avec le monde existant, mais la question de l'horizon politique qui détermine la discussion sur « l'existence des classes sociales ».

Les positions politiques ou ontologiques niant l'existence de classes sociales sont vraies en tant que processus de la société produite par le système capitaliste, comme destruction pratique des classes et destruction de la société comme forme organique.

Tout dépend bien sûr de ce que l'on entend par classe sociale. C'est à dire de l'horizon théorique, du paradigme à partir duquel on parle. Sans compter du point de perspective social et politique. Si l'on entend par classe sociale de vastes groupes humains ayant une conscience commune de leur communauté de destin et d'intérêt, et ayant à leur tête des chefs éclairés gardiens de cette communauté et de ces intérêts, sur le modèle de la classe ouvrière liée aux partis communistes – un héritage du troupeau et de son berger menant le troupeau vers le salut, c'est à dire du modèle catholique ou du moins chrétien - il est clair que les classes sociales ont une existence moins visible qu'auparavant. Encore que la bourgeoisie ne soit pas loin de former une telle classe en ce sens, et même, en vérité, forme discrètement une classe en ce sens. La bourgeoisie est la classe la plus solidement constituée, et consciente de ses intérêts – et ses intérêts sont de nier l'existence des classes, exactement comme Cosa Nostra a intérêt à nier son existence.

Dans le processus de différenciation du travail social qui apparaît avec toute société complexe, et pas seulement humaine, mais dans toutes les figues analogiques de la société de cellules qu'est un organisme, ou dans les sociétés animales, il apparaît des groupes différents. A tel point que le vocabulaire humain vient naturellement nommer les fonctions des sociétés d'insectes ( soldats, ouvrières, reine...). De manière générale, il est possible de poser les principes suivants : un groupe spécialisé est plus efficace dans une fonction qu'un groupe indifférencié dans toutes les fonctions ; et une condition nécessaire de la spécialisation fonctionnelle de groupes est le développement d'un système d'échange entre les groupes, car un individu ou un groupe spécialisé perdent leur autonomie fonctionnelle globale. Dans un organisme, la circulation sanguine est le cycle des échanges en action constante - les cellules pulmonaires absorbent l'oxygène et le transmettent aux cellules chargées de faire pousser les dents, etc. La rupture de ces échanges – répandre le sang d'un animal – le tue très rapidement. Dans une fourmilière par exemple, les soldats en viennent à un tel développement des mandibules qu'ils doivent être nourris par les ouvrières. L'immense majorité des hommes modernes sont analogiquement incapables de se nourrir par eux même, et mourraient très rapidement sur une île déserte de la zone tempérée, y compris les plus puissants savants, y compris les LGTB les plus individualistes.

La dialectique du développement de la puissance par la spécialisation – développement de l'intensité des échanges est évidente. Le langage humain est le produit du besoin d'assurer des échanges intenses, y compris au plan symbolique, pour permettre une spécialisation toujours plus fin des taches dans le groupe global. Le langage est le sang symbolique des hommes. L'homme qui extraie de l'or de la montagne a un besoin vital d'échanges, comme le paysan qui cultive la terre et a besoin d'outils efficaces, de poteries étanches, et j'en passe. Les groupes spécialisés développent des lexiques professionnels, mais ont un besoin vital de garder la langue commune pour maintenir leurs échanges avec les autres producteurs. Les gardiens de la langue commune la plus étendue dans l'espace, les gardiens du monde symbolique commun, les protecteurs militaires de l'ordre social ont une fonction vitale dans le monde humain, quand bien même notre idéologie voudrait le nier, et présenter ces fonctions comme prédatrices ou inutiles. Il est notable que l'on retrouve ici la tripartition fonctionnelle millénaire qui s'étend au delà des mondes indo-européens : les prêtres ( ordre symbolique), les guerriers ( ordre et protection militaire), les producteurs de richesses.

La puissance et l'autonomie qui se développent par la différenciation sont d'abord la puissance et l'autonomie du groupe, et elles retentissent sur les individus. Livré à lui-même, l'homme est esclave de ses tâches alimentaires ; dans un société structurée, il peut, comme Aristote le note, se consacrer à la sagesse, ou à lui-même. La liberté individuelle effective est le produit dialectique de l'ordre social, elle ne s'oppose pas simplement à l'ordre social – l'ordre social la garantit, y compris dans le cas des anarchistes les plus immatures.

L’idéologie politique dominante du Contrat Social issue du nominalisme, qui pose implicitement ou explicitement que les individus sont premiers, et qu'ils créent secondairement des liens est une inversion caractéristique de la réalité : l'individu conscient de lui-même et capable de s'opposer aux autres est la production du monde social – est entre autres une production du langage.

Les groupes sociaux différenciés sont des réalités très anciennes des civilisations connues. Ces groupes ne sont pas égaux, en ce sens que les uns commandent aux autres. Il est possible de traduire les mots abstraits « commandent aux autres » par des observations concrètes et factuelles : reçoivent des richesses matérielles produites par le travail des autres ; sont juges des litiges des groupes dominés ; sont symboliquement placés plus haut que les autres sur les représentations picturales ; portent des titres variés qui suggèrent la grandeur ; sont l'objet principal de l'histoire des peuples ; règlent le goût et la morale, et aussi le « bon usage » de la langue qui s'oppose aux « usages vulgaires » ; possèdent individuellement plus de richesses que les individus des autres classes ; peuvent exercer sans sanction des actions interdites aux autres, y compris ou non ordonner une mise à mort ; etc. Ce dernier point rencontre un écho dans la définition de l’État par Max Weber, le groupe social qui se réserve le monopole de la violence légitime – mais cette définition est historiquement très étroitement déterminée. L'ensemble de ces points de hiérarchisation des groupes est rigoureusement universel dans l'histoire des sociétés humaines, jusqu'à et y compris la nôtre.

En passant, le sexe n'est jamais, dans aucune société connue, un marqueur suffisant d'appartenance à une classe – les différenciations sexuelles sociales sont en général internes aux groupes sociaux déjà distincts. Je reviendrais sur ce point.

La constitution des groupes est fonctionnelle (Dumezil) mais aussi à base économique. Au fond, cette distinction du fonctionnelle et de l'économique est un vice moderne, puisque le mot « économie » dans son sens originaire suffit, en parlant d'économie générale des échanges entre les groupes, à viser un domaine d'étude et de compréhension des sociétés humaines. L'échange matériel est toujours symbolisé, et l'échange symbolique a toujours un aspect matériel. Ce qui importe est d'abord de comprendre comment se fait la cohésion interne des groupes que forme la division du travail social et le processus de spécialisation toujours à l’œuvre dans un groupe social.

Si l'on examine la logique de constitution symbolique des groupes, quelques remarques élémentaires peuvent être faites. Un groupe développe une culture symbolique propre à conserver l'équilibre interne de la psyché de ses membres, c'est à dire de nature à renforcer le narcissisme de ses membres. Par exemple, tout groupe « ethnique » normal, c'est à dire symboliquement séparé des autres, et d'abord par la langue, se juge en interne, par la tradition et des anecdotes, supérieur aux autres. Les Cheyennes se nommaient en leur langue « les êtres humains », comme les grecs nommaient les non-grecs «  barbares ». Il en est de même des groupes sociaux : ils développent des systèmes de valeurs propres à renforcer l'identité de chaque membre du groupe, et sont donc naturellement concurrents. Que les prolétaires soient des barbares est à peine une métaphore de langue bourgeoise traditionnelle.

Comparons schématiquement ces valeurs de groupes. Parmi les plus riches, il est bon d'être riche, et de posséder les signes extérieurs de richesse propre à ce groupe particulier – lourds bijoux d'or et armes de bronze, toge pourpre, masse d'esclaves ou de laquais, talons rouges et rubans, montres à gousset en or, ou voiture de tel ou tel type et maîtresse de type physique défini – ce jour blonde et fine. La nature en soi des signes de distinction n'a que peu d'importance par rapport à la sémantique générale des codes sociaux, qui pose le sens du signe de distinction comme tel. Un exemple traditionnel est le changement de signification du corps gras, ou de la peau bronzée. Une femme grasse et pâle est très belle au XVIIème siècle, parce que les pauvres paysannes sont maigres et bronzées. Aujourd'hui que les caissières libérées par le travail de l’esclavage patriarcal des campagnes sont grasses et pâles, une belle femme de classe dominante peut être fine et hâlée.

Les signes extérieurs de richesse sont chers, non par nature, mais structurellement. Ce qui est luxueux n'est pas luxueux en soi, mais en tant que signe dans la sémantique sociale de la domination. Dire que quelque chose est luxueux n'est rien dire de plus que dire que la possession de quelque chose est très distinctif dans une société donnée (Il n'est pas de luxe qui ne perde tout caractère luxueux à se diffuser en masse, au contraire de l'absurdité reprise par le dernier Michéa d'un « luxe moins cher » pour ne pas frustrer les consommateurs en sortant du capitalisme, propos qui illustre certaines difficultés conceptuelles). Un austère et glacial château fort de pierre est un vrai luxe en un temps, et la misère aujourd'hui pour habiter, essayez si vous avez un doute. Une vieille voiture de luxe peut exprimer la pauvreté de son propriétaire, ou d'un pays, comme les Cadillac à Cuba. Le luxe est variable comme les cultures, ou comme la justice ou la décence reçue. Il exprime la domination, et est le propre des dominants. Ce qui est luxueux dans une société exprime l'ordre social, en est une image, comme la hiérarchie des peines dans l'ordre moral.

La publicité du luxe est ainsi un miroir des signes de domination les plus évidents dans une société donnée. Il est courant d'y voir toutes sortes de signe de domination, et il serait inutile d'en faire la liste sans subtilité sémantique. La publicité de l’industrie du luxe construit ainsi des images idéales de la classe dominante des sociétés modernes, et participe à la construction symbolique de cette classe.

Il est donc tout à fait aberrant de vouloir éduquer les hommes à être moins les objets impuissants de leur désir de consommation en les éduquant à aimer « le vrai luxe ». Il n'existe rien de tel que « le vrai luxe » en soi, indépendamment de l'ordre social. Le luxe en ce monde est cher, par essence. Il est possible de former une société de Dandies pauvres revendiquant la possession du bon goût sur des critères de qualité, par exemple ; mais cela ne changera pas le fait que le luxe restera le luxe distinctif des dominants effectifs - sans pouvoir sur l'aristocratie, Brummel a fini misérablement, comme Wilde.

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La complexité des groupes sociaux et leur relative fermeture sur eux-même permet l'existence de codes sociaux propres aux classes, de groupes dominants interne à des groupes dominés, ou de groupes dominés interne à des groupes dominants. Avant la révolution les paysans dits « laboureurs » dominaient les autres paysans, par exemple. Le caractère de ces sous-groupes se détermine à leur capacité d'être en puissance de définir une norme. Ainsi le look gangster parmi les pauvres, avec leurs signes très voyants de richesse, leurs lourdes chaînes d'or, et leur imitations en métal blanc doré sur les marchés ; ainsi les petits bourgeois qui imitent en tout point le dress code de l'aristocratie anglaise, dans une déclinante déclinaison d'imitation de derbies et de tweed vendus par correspondance.

La différenciation des valeurs au sein de chaque classe est liée à la nécessité de protéger l'estime de soi, l'ego, de chaque individu du groupe en lui proposant des valeurs accessibles. Les valeurs des groupes dominants sont propres à la puissance de la domination effective, qui est l'argent dans le monde moderne. Il est clair que parmi les groupes dominés, il n'est pas possible de partager ces valeurs sans être très violemment dévalorisé, y compris dans son narcissisme. Défensivement les groupes pauvres vont développer des stratégies discursives et mentales de protection de cette dévalorisation. Parmi le prolétariat intellectuel par exemple, comme chez les paysans d'autrefois, il est désirable d'être quelqu'un de bien, c'est à dire tolérant, progressiste, sympa, désintéressé et de se contenter de peu ; il est usuel de mépriser la superficialité des riches, et de proclamer son désir de ne pas être riche. Les travailleurs intellectuels vont aussi développer des savoirs ésotériques les mettant à l'abri de la concurrence d'autres groupes, y compris du même genre social, ce qui est nommé aujourd'hui l'appartenance disciplinaire.



(Bonnie Parker)

Parmi le prolétariat tout court, c'est la force physique qui importe avant tout ; et le succès du spectacle de la lutte libre d'hommes géants et musclés, dans le sang, vient largement du prolétariat, à l'image des combats de gladiateur de la Rome antique. Dans un quartier pauvre, la force attire le respect ; le combat est une valeur, ce que le prolétariat intellectuel nie absolument, en général, il est très facile – et sujet à l'accusation de cynisme facile - de comprendre pourquoi. Les cuirs noirs des bolcheviks avaient aussi ce sens de violence populaire potentielle. De ce fait, nombre de membres des forces de l'ordre, recrutés sur leur compétence physique autant que mentale, militaires, policiers, gardiens de prison, vigiles, sont directement issus du prolétariat. Quant au jugement de Sartre, « la violence est toujours injuste », il n'exprime rien de plus profond que le caractère profondément dépendant de l'ordre étatique tout prolétariat intellectuel – ou plus personnellement que tout usage sérieux de la violence eût ôté tout empire de domination à Sartre Jean Paul, qui avait tellement besoin de la protection de l’état pour critiquer vertueusement l’État. Cette position de classe de Sartre est à placer en miroir du jugement de Roland de Roncevaux exprimant la domination militaire de l'ordre chevaleresque - « la victoire est toujours le jugement de Dieu».

Pour le sage, il importe avant tout de comprendre la relativité de tels jugements, et leur injustice profonde – la sanctification de l'ordre social qu'ils induisent. Si la violence est toujours injuste, alors l'oligarchie installée, qui n'a pas besoin de violence pour organiser le monde humain a son profit, a toujours raison et ne peut être bousculée – le vieux lion ne doit jamais être chassé par les jeunes lions, jusqu'à sa mort, ce qui est le message de fond des gérontocraties modernes. Si la violence est toujours le jugement de Dieu, alors il convient de se soumettre sans discussion à l'ordre des violents – ce qui peut toujours être discuté par violence.

Pour illustrer les différences de systèmes de valeurs des classes sociales, il est possible de signaler le cas de la lutte contre l'homophobie. A partir du fait pratique des sociétés ouvrières, où la puissance physique détermine la puissance de travail, et de la nécessité vitale de l'affirmation de la force, les prolétaires développent en général un discours violemment homophobe et machiste – d'autant plus nettement et explicitement qu'ils font partie des groupes dominants de ce groupe dominés, comme les ouvriers les plus forts, les lutteurs, les rappeurs, les gangsters. Les dominants de la classe dominée du prolétariat sont ainsi tout à fait en conflit avec les valeurs des classes tertiaires reprises par les gouvernements. Mais ce n'est pas un vestige archaïque, c'est une réalité vitale bien présente des quartiers prolétaires, même pour les humains de sexe féminin. De ce fait, nombre de « luttes éducatives » ne sont que des formes assez naïves de colonialisme de classe. La féminisation des hommes ne peut être entendue comme une valeur dans une prison violente – les valeurs ne sont intelligibles que dans leur contexte social, alors même que les membres les plus communs des différentes classes s'imaginent toujours par ignorance que leurs valeurs sont universelles, et sont toujours prêts à entrer en croisade pour les imposer aux autres hommes, ou au minimum prêts à juger, à moquer et à condamner – et ce, les hommes porteurs de « valeurs de progrès et de tolérance » comme les autres.

Cet exemple montre que les classes sociales développent des valeurs de manières relativement autonomes, en liaison avec les obligations de la survie et de l'estime de soi des individus du groupe. Chacun méprise les autres, et se sépare de lui de mille manières, y compris spatialement quand c'est possible. Le mépris des prolétaires pour les « intellectuels » incapables de se défendre est une réalité vivante. Le mépris et la peur pour les sauvages de banlieue des classes dominées vivant du secteur tertiaire n'en n'est pas moins vivant. Il existe des analogies entre les différenciations de classe et les différenciations ethniques – mais nous ne sommes pas là pourtant dans des processus de distinction identique. Le processus de classe est situé dans une différenciation interne à une langue et à un système d'échange, et ces échanges sont autant de liens qui empêchent une différenciation rendant toute communication difficile.

La différenciation interne d'une société repose en effet non sur la séparation, mais sur l'échange. C'est l'échange qui a ce rôle dialectique de différencier et de poser un monde commun. L'échange oblige à être complémentaire, c'est à dire différent et membres d'une unité. Mais les média d'échange ont des effets sociaux considérablement différents.

La langue comme médium d'échange pose un monde humain, un monde où la base de la société est la compréhension mutuelle ; l'argent comme médium d'échange réduit au minimum la communauté, puisque toute production est indifféremment traduisible en monnaie et va jusqu'à rendre l'échange verbal superfétatoire, là où le troc, par la négociation, renforce considérablement la communauté. Le marché est aussi facteur de dissolution, puisque la concurrence est le contraire de la complémentarité, et pousse à la division. L'égalité concurrente, l'égalité des chances en termes idéologiques, est un facteur de destruction de la communauté. L'égalité des chances est un moyen idéologique de justifier des inégalités.

De même, le marché international est par définition destructeur des communautés nationales, puisque ce marché suppose le choix des échanges d'un groupe national en fonction seulement de l'étalon monétaire – autrement dit, le marché international et l'échange monétaire permettent en théorie que des groupes nationaux internes deviennent aussi étrangers l'un à l'autre qu'une nation est étrangère à une autre nation lointaine. Le marché international permet le morcellement indéfini des communautés nationales, soit par essaimage de groupes d'identité nationale, comme les diasporas, soit par morcellement interne des communautés. La logique actuelle du monde est de mêler en une confuse unité la logique de formation des classes dans une nation et la logique de formation de nations dans l'espace terrestre – donc d'emmêler le problème ethnique et le problème de classe.

Les logiques totalitaires sont encore à l’œuvre, mais à bas bruit.


***

La logique moderne des classes étant de se refermer sur elles même, elles sont rarement représentées et représentables par des sujet les plus intégrés aux valeurs de leur classe. Ce point aussi est particulièrement trompeur pour comprendre le fonctionnement des rapports de classe.

Les puissants de chaque groupe social sont des gens à la marge : un pur bourgeois ne peut être aisément un chef du prolétariat, comme un pur prolétaire ne peut accéder aisément au sommet de l'État. Un homme d'une fortune récente peut trouver une puissante assise populaire par son intuition juste des valeurs du peuple, comme un semi-prolétaire culturel embourgeoisé peut devenir le porte parole, à la fois admiré par son énergie et détesté pour sa vulgarité et son cynisme, de la bourgeoisie. Il y a des hommes qui sont des passerelles des groupes sociaux. César lui-même fut l'un d'eux à Rome, entre ses milices de gladiateurs et de plébéiens, et sa haute origine. Le milieu criminel joue traditionnellement, dans certain pays, un tel rôle de passerelle entre la violence de la rue et le monde bourgeois dominant.

***

L'existence des classes étant posée dans son cadre général, et les effets de déformation gravitationnelle des valeurs de classe sur la pensée politique étant notés, il me reste à développer les configurations et les alliances de classe qui forment les régimes politiques modernes – Marx, et aussi Arendt ont posé des linéaments d'une telle réflexion – et les présupposés des principales formes d'organisation des rapports de classe dans une société donnée. Agamben l'étudie longuement dans Homo Sacer.

Ces savoir sont le sang d'une compréhension renouvelée des rapports de classe au crépuscule du capitalisme, qui es aussi l'affirmation à bas bruit de la forme totalitaire de l'économie.

Les tyrannies sont éphémères et fragiles.

Vive la mort !

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