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Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

samedi 5 mai 2012

Kant, ou le rationalisme comme grande muraille de l'Empire .

(être)


Le triomphe du rationalisme – de l'idolâtrie de la raison humaine - en Europe est la facette idéologique du triomphe du capitalisme comme organisateur social, et de la technique comme médium premier et principal de l'être . Plus exactement, il s'agit de facettes d'un processus unique qu'il est possible de nommer Système de civilisation moderne . Tout humain membre de la civilisation moderne est informé de matrices sémantiques qui le rendent fonctionnel à ce Système, et ce d'autant plus qu'il l'ignore davantage . En matière de logiciel idéologiques, le sentiment d'être libre n'est pas la liberté . Dans la civilisation moderne, la liberté passe par la conscience aiguë de l'asservissement .
 
Il est impossible de discuter avec un serf qui se croit libre, sans le moindre doute ; car discuter, débattre suppose un horizon commun sur lequel puisse naître une différence significative . Un être humain informé par le sous-système idéologique sans reste ne peut pas comprendre une perspective d'extériorité complète . Comprendre réellement René Guénon par exemple suppose d'accepter sa perspective dans son extériorité presque totale, en sachant que cette extériorité est aussi une intériorité involuée .
 
Reste à comprendre en profondeur la nature de l'enfermement idéologique qui se construit dans la culture envisagée comme sous-système fonctionnel du Système général .







 
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La construction systématique du sous système idéologique s'élabore particulièrement dans l'œuvre de Kant . Kant est actuel parce que la matrice idéologique qui se formule dans sa pensée est encore actuelle, et restera actuelle tant que le Système restera vivant . La pensée de Kant n'est pas une fin, ni même un sommet ; elle est juste une exposition à peu près rigoureuse des préjugés idéologiques du sous-système idéologique . De même, la destruction phénoménologique de l'idéologie kantienne peut être l'initiale du désensorcellement du Système pour l'homme de désir, un début solide . Dans le travail intérieur de l'homme isolé, la destruction des murs idéologiques, des vestiges du véritable dressage idéologique du Spectacle, est un préalable vital à la libération .

Le schéma le plus général de l'idéologie du Système est d'inverser la tradition humaine de la jouissance dans la pensée, et du caractère radicalement subordonné de la production matérielle . Les sages anciens ou les prophètes jouissent de la pensée, s'absorbent en elle, et s'abandonnent dans un mouvement analogue à l'amour humain . La pensée dont je parle est le logos commun d'Héraclite, le Brahman, être-conscience-jouissance, elle est supra-personnelle . Elle est l'analogue du sang, de la sève et du souffle pour l'homme ; elle est le feu et elle est la vie même . Le Sage de l'Inde jouit d'une félicité parfaite et éternelle, il rit ou il sourit ; et ce n'est pas pour des jeux verbaux que le Cantique compare l'amour dans toute sa splendeur à l'amour de l'homme, et d'Israël, pour Dieu . Le divin est une source inépuisable de vie, de jouissance, de puissance, de souveraineté .

Les sages anciens sont contemplatifs, et peu portés à l'action, ou à la morale . Ils qualifient d'illusoire le monde par comparaison avec les plaisirs divins, même si le monde est délicieux – il est une délicieuse illusion . De ce fait, comme dit l'Ecclésiaste, la poursuite des richesses est poursuite du vent, quand elle dépasse la jouissance d'être vivant .

Au contraire dans l'idéologie rationaliste, l'illusion est un propre de la pensée ; et la réalité, le monde matériel, devient le modèle-type, l'analogué premier et principal de l'être . Le plus grand effort de Kant est de condamner toute jouissance gnostique devant le tribunal de la raison bourgeoise, et de mettre l'homme à la raison pratique, à l'action dans le monde, et à la morale .

Le retour au monde de l'action le plus prosaïque, tel est le fond de l'immense détour de la pensée de Kant . La Critique de la Raison pure n'est pas loin de démolir le monde de la quotidienneté dans ses fondements au même titre que la discipline orientale du détachement des illusions du monde ; mais Kant ne s'éloigne autant de ce monde que pour y revenir de manière assurée et définitive, à ses yeux . Kant condamne la jouissance et l'absorption dans l'élément de la pensée comme un plaisir illusoire . Il cherche non l'illimité, mais la limite, et la limite terrestre .

En effet, dans la Critique de la Raison pure de Kant, programme et construction quasi achevée de la métaphysique rationaliste, est posée une limite au connaissable par l'homme . Et l'homme est assimilé, enfermé dans l'essence de sa raison et de ses actes . Cette perspective s'oppose à toute la pensée traditionnelle, formulée par Aristote par exemple, disant que l'âme est en quelque sorte toute chose . Hegel dit : le dépassement de l'homme est l'homme . La position kantienne est celle de l'essence d'un ego, de l'identité, et non du microcosme, image indéfinie des mondes .

Il faut rappeler que la Critique (introduction) ne commence pas, comme la philosophie dans la mythologie enseignante moderne, par le doute – le doute philosophique, cette vache sacrée de tant d'effets de manche pleines de craie - mais par les principes dont toute l'œuvre n'est jamais que le développement logique : Que toute notre connaissance commence par l'expérience, il n'y a là absolument aucun doute ; car par quoi le pouvoir de connaître devrait-il être éveillé et mis en exercice, si cela ne se produisait pas par l'intermédiaire d'objets qui affectent nos sens et qui, pour une part, produisent d'eux-même des représentations, tandis que, pour une autre part, ils mettent en mouvement l'activité de notre entendement pour comparer ces représentations, les relier ou les séparer, et élaborer ainsi la matière brute des impressions sensibles en une connaissance des objets, que l'on appelle expérience ?

Aristote faisait commencer la philosophie ni par le doute ni encore moins par l'absence de doute, mais par l'émerveillement . Que le résultat conceptuel de siècles d'élaboration théorique de la théorie de la connaissance humaine – dans la scolastique - soit posé au départ comme ne faisant absolument aucun doute, voilà qui devrait suffire à montrer le caractère borné de cette Critique qui prétend aussi terminer la philosophie . Borné, au sens de cloisonné, ordonné, comme étant une expression de l'idéologie du Système . Pour donner des exemples qui viennent immédiatement à l'esprit, l'expérience d'être est-elle l'expérience d'un objet ? Et l'expérience du désespoir ? L'expérience de la séparation d'un Moi affecté et d'un non Moi affectant n'est-elle pas la condition de possibilité de ces dichotomies posées comme absolues ? L'expérience d'objets externes affectant nos sens est-elle donnée, ou est-elle l'objet d'une réflexion à partir de l'expérience interne ? Comment peut-on soutenir sans ciller que les objets produisent d'eux-même leur représentation ? Comment peut-on parler de matière brute des impressions sensibles ? Si notre sous-système d'enseignement ne dressait pas autant à la vénération, les premiers mots, les préfaces et l'introduction de la Critique de la Raison pure nous feraient sourire de leur prétention .

Bien sûr, certaines de ces questions sont affrontées par Kant dans le déroulement de la Critique . Mais pas toutes . Pour le dire très simplement, si l'on admet qu'il n'existe pas de séparation nette et absolue entre le Moi et le non-Moi, il n'en existe pas non plus entre à priori et à postériori . Et si cette limite ne peut être clairement posée, l'a-priori n'est pas un domaine borné permettant d'une faire une Critique préalable, une théorie de toute connaissance possible qui voudrait se présenter comme légitime – autant dire que c'est la grande faiblesse de la Critique, celle par où Fichte et Hegel vont s'engouffrer . Dit autrement, l'intégralité de la Critique repose sur des postulats idéologiques qui ne sont jamais interrogés . Que toute notre connaissance commence par l'expérience, il n'y a là absolument aucun doute .

Pourtant une très longue tradition philosophique affirme le contraire : peut-on la congédier d'emblée ? Oui dans la pratique pour Kant, parce que Platon est vaincu dans le champ universitaire et culturel de son temps . La défaite matérielle est-elle la certitude d'avoir absolument tort ? L'affaire Galilée peut en faire douter . Très logiquement, la Critique ne peut prétendre au titre d'axiomatique de la connaissance humaine, sinon dans une perspective non de savoir, mais de domination et d'idéologie . L'idéologie est la construction humaine – symbolique du monde dont la compréhension relève d'enjeux très variés, mais globalement liés au maintien d'un pouvoir . Ce qui la caractérise, c'est l'abaissement de la pensée au rang de fonction de la domination – et il n'est aucun système symbolique qui ne puisse devenir idéologie .

Chez Kant, il n'est plus de pluralité des mondes, mais un monde unique, le monde sensible . Le monde sensible offre des intuitions qui permettent de constituer des objets, des choses localisées dans le les formes à priori de l'intuition, le temps et l'espace . En bref, ne peuvent être dit être que des objets localisables dans le temps et l'espace, les formes transcendantales que sont le temps, l'espace, le nombre...ne sont pas vraiment, en tout cas n'existent pas, et ne peuvent être l'objet d'une ontologie réaliste . La forme idéologique du kantisme, comme la forme de la plupart des idéologies, est la forme d'une ontologie défendue comme un dogme .




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Ce passage comprend des développement d'ordre technique sur les postulats de la pensée de Kant – ce que Quine nomme justement, en parlant de ces postulats chez Carnap, des dogmes . Il peuvent être passés pour comprendre le sens de ce texte, mais pas pour en comprendre l'argumentation .

Un des fondements les plus indiscutables de la Critique est la distinction entre des connaissances à priori, antérieures à l'expérience, et à postériori, postérieures à l'expérience . Ces connaissances de deux ordres peuvent – elles-mêmes être exprimées en propositions analytiques, vraies par elles mêmes, comme « 2 est un chiffre »  ou je dirais au contraire de Kant une équation mathématique, et en propositions synthétiques, vraies par expérience, comme « le ciel est bleu aujourd'hui au dessus de la maison » . Pour Kant cependant une équation mathématique est une proposition synthétique à-priori, puisque le concept du résultat est étranger au concept des opérations et des nombres de départ .

Kant distingue a-priori v.s empirique de analytique v.s synthétique . Les critères de reconnaissance d'une proposition a-priori sont le caractère nécessaire et le caractère universel . Ces deux caractères en effet ne peuvent être empiriques . Mais toute hypothèse a ces caractères, comme d'ailleurs toute unité sémantique . Si je dis que tous les ânes sont gris, je peux selon ma langue soit définir le sens d'un mot – on appellera âne tout animal...gris – soit faire une hypothèse testable . Ce qui « est dans le concept » et « ce qui n'est pas dans le concept » semble relever de la sémantique la plus conventionnelle . Il est possible de formuler un système sémantique-logique où le gris fait partie du concept d'âne, et un autre où ce n'est pas le cas . C'est à dire que la distinction synthétique vs analytique n'est que conventionnelle, et même aléatoire .

Un grand problème de Kant est la question : « comment un jugement synthétique à priori est-il possible ? » et la réponse de Kant est que la synthèse est alors une construction logique, nécessaire . Mais il est également possible de soutenir que tous les liens nécessaires sont impliqués, donc que tout raisonnement universel et nécessaire est analytique .

Chez Kant, la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques est une réplication analogique de la distinction entre a-priori et à postériori, laquelle est encore une réplication de la distinction entre le subjectif et l'objectif, et enfin, de la distinction de l'intérieur de l'homme et de l'extérieur ou monde . Mais l'existence d'une limite précise entre propositions analytiques et synthétiques, entre Moi et non-Moi est est hypothétique . Le moi étant hors du champ de la conscience, comment alors connaître la limite du Moi et du Non Moi ? En réalité, la limite Moi - Non-moi est symboliquement construite dans le continuum intérieur de la conscience ; c'est à dire, est l'illusion d'une limite claire dans l'unité du champ de la conscience . Cette limite est symboliquement construite et ne peut fonder de certitude sur l'être .

De même, l'objet est objet pour un sujet ; le sujet est sujet pour un objet . Objectivité et subjectivité sont des concepts relationnels, sont garantis l'un par l'autre . Je regarde le monde et je vois des couleurs, mais le visible de ces couleurs est une construction de la conscience . Globalement, les philosophes analytiques qui cherchent à poser une limite claire entre la conscience et le monde se retrouvent d'eux-même incapables de le réaliser . Dennett, dans la conscience expliquée, en est un exemple de qualité .

Je maintiens qu'il me serait possible à se jour de déconstruire chaque ligne de la Critique de la Raison pure comme étant fonction de postulats soumis à un doute profond . Pour cela, il faudrait que la république des penseurs me paye au moins une année à le réaliser dans un enseignement universitaire, pour être à égalité matérielle avec les kantiens . Bien entendu, cela n'aura pas lieu, et ce n'est pas très important . Pour chaque point les plus essentiels de la Critique, il existe, souvent dans la philosophie analytique, de puissantes réfutations . L'existence de telles réfutations méthodiques suffit à souligner le caractère non pas définitif, mais douteux des principes kantiens, et le caractère doctrinaire de certaines formes du kantisme qui se veulent définitives . Par exemple le très puissant article deux dogmes de l'empirisme de Quine, qui attaque la distinction entre jugements analytiques et synthétiques .

Pour donner un exemple technique de la discussion sur l'objet de savoir comme représentation issue d'une intuition, et les jugements analytiques et synthétiques, un nombre n'est pas un objet qui procure des impressions sensibles, et n'est pas localisé dans l'espace et dans le temps – je parle du nombre, pas de son signe, le chiffre . Le nombre un n'est pas différent dans l'antiquité et aujourd'hui, aux antipodes ou pour mes propres usages ; et il peut être utilisé simultanément – il n'obéit pas au principe de contradiction dans son sens matériel . Qu'est ce que l'être du nombre ? L'être du nombre est dans la philosophie ancienne l'expérience même de l'être intelligible, et non sensible .

Pour Kant, les mathématiques sont une science apriorique, tout comme la logique d'ailleurs, mais une science fondée sur des jugements synthétiques . Il n'y a pas d'ontologie des objets mathématiques possible – pensable comme un monde, sauf à parler d'ontologie et d'objets à-priori, impuissante à former un monde, et impuissante à fonder une analogie de la réalité pour les idéalités mathématiques . Pourtant, malgré la législation kantienne, le débat sur l'ontologie des objets mathématiques est encore assez vivant, même si globalement les mathématiciens sont majoritairement constructivistes, c'est à dire héritiers de Kant . Chez les mathématiciens qui pensent, une approche des mathématiques en terme de monde de réalités mathématiques est présente et soutenue par des arguments difficilement contournables, ce rend impossible de prendre au sérieux les premiers mots de fermeture du débat de la Critique . Le doute demeure .

Si, comme Kant le prétend, les mathématiques sont une science synthétique a-priori, il s'ensuit qu'en mathématiques, vrai et démontré sont équivalents, puisque la seule vérité d'une proposition a-priori est sa nécessité interne . Il ne peut y avoir d'expérience mathématique . Comment pourrait-t-elle être expérimentée par l'intuition sensible d'un objet ? Pourtant les mathématiques sont conduites à distinguer pragmatiquement vrai et démontré . Par exemple dans le théorème de Gödel, il est posé que dans un système logique consistant, il doit exister des propositions vraies et non-démontrables dans le système . Si l'on veut soutenir qu'elles sont démontrables dans un autre système logique, c'est possible, mais cela ne change rien au problème, puisque qu'il est possible pour toute proposition de définir arbitrairement un système d'axiomes et de règles de transformations ad hoc tel que cette proposition soit démontrable .

Plus encore, l'histoire des mathématiques contient assez de conjectures vraies, mais qui n'ont été démontrées que beaucoup plus tard . Ne peut -on soutenir que ces conjectures ont été expérimentées ? Peut-on soutenir qu'elle n'était vraies qu'après leur démonstration ? Je ne crois pas, puisque qu'un calcul fait d'après une conjecture est exactement identique à celui réalisé avec un théorème . Dans la théorie du réalisme mathématique, soutenue aussi par des mathématiciens – et par Platon – il existe une intuition des idéalités mathématiques, indépendante de leur démonstration . Il existe une expérience de l'intelligible, et l'intelligible est certes universel et nécessaire, mais aussi contraignant – et sans doute absolument contraignant - pour ma volonté que tout étant matériel . Je ne peux pas plus sortir d'une cage d'acier par des moyens matériels que de la nécessité logique par des moyens logiques . Et il n'est pas de détermination plus puissante de l'être que de le dire CE QUI RÉSISTE, ce qui finalement ne peut être surmonté par aucun homme – alors même que mes phantasmes peuvent faire ce que je veux .

J'ajoute que d'un point de vue pragmatique, la philosophie des mathématiques et de la logique chez Kant s'est révélée complètement erronée dans ses prévisions et sa conception du champ d'étude logique et mathématique : Kant les estimait finies pour l'essentiel à l'aube de véritables révolutions, avec le même aveuglement que celui qui lui a fait croire être la fin de la philosophie .

Dernier point à ce sujet . L'histoire de la physique depuis Newton n'est pas celle de la mise ne forme de l'expérience, mais celle de l'application à la physique de systèmes mathématiques produits antérieurement . Les théories d'Einstein comme la mécanique quantique ont été formulées mathématiquement bien avant de pouvoir être même testée de manière générale . Ce déroulement des évènements n'est pas du tout conforme au modèle de mathématiques constructivistes : comment  le développement interne d'une science à priori peut-elle à ce point être fonctionnelle à la physique ?

Selon Kant, la connaissance à-priori est le domaine du subjectif, de l'interne de l'ego transcendantal ; et la logique, les mathématiques et même l'ontologie peuvent être constituées en sciences transcendantales, c'est à dire ensemble de formes à-priori capables d'ordonner l'intuition, formes internes de la raison mais non puissances de connaissance des mondes . Et cela s'est montré contraire au déroulement de l'histoire des sciences . La définition mathématique - théorique de nombreux objets a été antérieure à toute expérience . Aucun trou noir n'a encore été observé, par exemple .






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Kant assigne au savoir humain deux domaines, la nature et la liberté, et qualifie de fictions la connaissance des mondes non-naturels . Pour en arriver là, il faut implicitement ou explicitement soutenir qu'il n'est pas d'expérience de ces mondes, c'est à dire nier et l'histoire de la mystique, et l'histoire de l'initiation, et l'histoire de la prophétie, et encore l'histoire de la sorcellerie . Une telle opération relève non pas d'un constat incontestable, mais bien au contraire de la négation de principe d'une part universelle de l'expérience humaine . Et c'est aussi la négation des écritures saintes . Là encore, ce n'est pas une opération pragmatique, mais une opération dogmatique .

L'ontologie implicite de Kant est l'ontologie de la chose : la chose est l'analogué premier et principal - le modèle-type qui sert à décrire les autres - de l'étant, et tous les autres étants – formes a-priori, nombres, ego, sans parler des anges, ou de Dieu - suivent une pente vers le néant à mesure qu'ils s'éloignent de la chose . Chez Kant, ce néant est relatif à la conscience humaine apte à connaître, placée au centre, et ordonnateur de l'intelligible, comme souverain « tribunal de la raison » . Il est aisé de comprendre que c'est une forme atténuée de nihilisme qui ne demande qu'a se poursuivre . La pente vers le néant à partir d'un premier est la structure de l'ontologie néoplatonicienne, mais inversée vers le monde matériel . Il n'est pas étonnant que la raison pratique devienne le principe de l'humanité .

Le kantisme est incompatible avec toute pensée traditionnelle . Il n'est pas possible de concilier Kant et Ibn Arabi, même s'il est possible de décrire la possibilité de Kant à partir d'Ibn Arabi . La réciproque n'est qu'illusoire - elle repose sur une théorie d'hallucinations multiples ad hoc .






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Ontologie de la chose et nihilisme sont un : le processus de nihilisme déroule les conséquences de l'ontologie de la chose, à savoir l'annihilation de la signification de tous les signes et symboles d'étants non-matériels, considérés comme illusions, et néant . C'est l'ontologie dominante, fonctionnelle au Système : car la chose matérielle est à la fois cet objet non défini par l'espace, donc échangeable, commercialisable, et l'objet de la technique matérielle .

L'ordre du monde qui se met en place est celui d'un mouvement de fermeture des mondes pour renvoyer l'homme vers le monde sensible, vers la technique et la production . Contrairement au déterminisme matériel de type marxiste, ce mouvement est antérieur à la révolution industrielle effective . Plus généralement, la construction symbolique du monde qui a rendu possible la Révolution industrielle a, très normalement, été antérieure à la construction sociale ou technique de ce monde, quand bien même ce processus fut un processus sans sujet .

Prenons un exemple éclatant . Une des décisions les plus significatives de la Convention fut l'adoption du calendrier révolutionnaire . Ce calendrier supprimait toutes les fêtes religieuses, c'est à dire les jours fériés, plus de cent par an ; et il était décadaire, c'est à dire que le nombre de jours de travail par « semaine », le décadi, passait de six à neuf . Sur un mois de trente jours, ce calendrier donnait royalement trois jours de repos aux travailleurs .

L'idéologie du travail comme premier devoir de l'homme est antérieure à l'industrialisation . Il est possible aussi de citer la loi Le Chapelier, encore antérieure, puisque de 1791, qui en supprimant les corporations organisait la « liberté » du travail, c'est à dire la liberté d'exploitation du travail .

Plus que toute autre mesure, le calendrier révolutionnaire manifeste le sens du travail de la Convention que les héritiers de gauche des Lumières veulent justement garder dans l'ombre : il s'agit de briser toutes les résistances réactionnaires à la mise en œuvre de la libération de l'homme par son travail et par sa raison, y compris de manière violente et forcée, par la Terreur . Il s'agit d'un versant autoritaire du Système moderne, dont l'URSS sera héritière – l'alternative à l'intérieur du Système étant l'organisation de la destruction des liens et de la lutte de tous contre tous comme processus de maximisation de l'exploitation de la force de travail par organisation d'une situation sociale de concurrence, de guerre même, entre les individus atomisés, de telle manière que l'autonomie individuelle mène à l'auto-exploitation . Le développement du narcissisme comme mode de structuration psychique privilégié par l'éducation effective est à ce titre parfaitement fonctionnel .

La révolution moderne passe par le processus de nihilisme, c'est à dire par la négation conceptuelle comme la destruction effective de tout ce qui n'est pas étroitement matériel, manipulable par la technique, et susceptible d'être objet d'un commerce . Font partie des résistances potentielles les organisations et coutumes religieuses qui incitent à se détourner du monde matériel, les liens communautaires comportant des règles d'entraide et de limitation de l'émulation et de la concurrence, les langues locales qui portent dans leur structure des coutumes et des ontologies incompatibles, du moins au départ...Dans la perspective de la puissance terrestre, ce processus de nihilisme va permettre aux occidentaux porteurs de la matrice moderne de détruire en profondeur tous les peuples n'ayant pas autant développé leur puissance terrestre, selon des discours variables mais toujours fonctionnels, de colonisation, de révolution ou de développement .

Dans le champ culturel, ou champ de constitution des sous-systèmes idéologiques fonctionnels, le nihilisme a fort à faire . L'ensemble des pensées traditionnelles, aussi bien antiques que modernes, est remplie de références à d'autres mondes manifestés de diverses manières ; et certaines de ces manifestations relèvent du sensible . Les idéologues au service du Système, d'ailleurs sincèrement convaincus, doivent lutter contre tous les fronts . Ils doivent soutenir que tous les hommes du passé qui ont si visiblement adhéré à des ontologies plus vastes que la nôtre se trompent . Ils doivent défendre des théories de ces « erreurs », les pourchasser les condamner, se trouvant ironiquement dans une position rigoureusement analogue à celle des inquisiteurs qu'ils se plaisent à dénoncer dans des poses vertueuses .

Dans l'ordre humain, toute transgression appelle les aboiements des chiens de garde – et pour un rationaliste, la croyance en une ontologie plus large que l'ontologie orthodoxe est un transgression . Mais cette transgression ne peut se dire comme telle, ne peut pas se dire comme transgression . L'ontologie rationaliste, comme toute ontologie au service d'une domination, ne peut pas être dite comme limite légale sans risquer de s'avouer comme ontologie non pas fondée dans l'être, mais dans le respect de la règle de la société du Système – comme idéologie dominante, et rien de plus . C'est bien l'évolution du monde moderne : les espoirs d'émancipation des Lumières sont instrumentalisés dans la construction de l'idéologie officielle d'une tyrannie étrange, le troisième totalitarisme - notre monde .

Les spirituels, de manière générale, se protégeaient de la récupération comme de la répression par les voies symboliques et négatives de leur expression . L'ésotérisme de la voie négative n'est pas seulement une protection contre les curiosités profanes, mais aussi un bouclier contre l'instrumentalisation idéologique de la gnose au service d'un pouvoir, c'est à dire contre l'inversion des liens de la science et du pouvoir . En ce qui concerne l'idéologie moderne, je précise que le problème réside dans l'instrumentalisation du rationalisme comme idéologie au service de la domination capitaliste, dans la prétention du rationalisme moderne à être la fin de l'histoire de la connaissance, à être la vérité certaine, scientifique, rationnelle et prouvée .

En soi, l'Empire Romain et le culte impérial l'ont montré, comme d'ailleurs toute organisation impériale du politique, une domination n'a pas besoin d'imposer une idéologie dominante comme un absolu . L'absolu d'un Empire est l'ordre, pas la croyance . Il suffit d'exiger un respect du cadre de fonctionnement symbolique, et de laisser être l'infinie diversité des dieux . Par contre, rendre obligatoire ce respect par la loi, de manière explicite, est simplement le devoir de conservation de l'Empire qui se proclame supérieur aux destinées individuelle, et demeure pour tous les hommes . Une organisation impériale le fait par nature .

Le monde moderne repose sur l'illusion de la libre adhésion de la raison à l'idéologie rationaliste, et se refuse à imposer de manière explicite le respect de positions symboliques . Comme la libre adhésion de la raison est purement illusoire, et que l'homme libre ne peut trouver aucune raison de se conformer à l'idéologie unidimensionnelle des modernes, les répressions qui ne peuvent s'avouer se multiplient, semblant justifier les contestations les plus stériles de l'ordre politique, comme les diverses formes de négationnisme .

Maintenir avec puissance un ordre symbolique, ce monde ne le fait que contraint et forcé par les risques du débordement, par des lois bâclées et de circonstance, avec de permanentes flambées xénophobes, et des « théories » du choc des civilisations . Parallèlement, des religions impériales comme l'Islam, sans parler de l'Inde, sont instrumentalisées en idéologies xénophobes au service de l'État . De tels phénomènes sont toujours des abaissements, même de vérités terribles, et l'ensemble du tableau montre que le processus de nihilisme n'est pas achevé .

Dernier point qui fait retour au début de ce texte : les apprentissages scolaires de l'idéologie d'une civilisation constituent l'ego de la plupart des hommes de cette civilisation, et sont la trame qui rendent intelligible aux sujets leur récit de soi . En conséquence, les mécanismes de défense de l'ego défendent aussi chez la plupart des hommes la matrice idéologique principale apprise . De ce fait, l'adhésion aux discours idéologiques portant sur des ontologies locales – par exemple, le discours économique, le darwinisme, etc - produits par l'idéologie dominante apparaît subjectivement « libre et fondée » . En défendant le Système, les intellectuels fonctionnels défendent leur propre équilibre psychique, ce qui est l'autre nom de leur « sincérité » .

Et plutôt que de construire des lois, un Empire, ces intellectuels fonctionnels luttent pour l'ontologie fonctionnelle, c'est à dire réduisent la dissonance cognitive dans tous les champs où il est question d'ontologies plus vastes que celle du Système . De manière générale, l'idéologie dominante se protège contre toute perspective traditionnelle .

Ainsi se construit sans cesse la grande muraille du Système .





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Cette muraille est construite partout où une ontologie alternative pourrait être présentée et défendue . De manière générale, elle se rencontre entre nous et les peuples restés traditionnels, donc religieux ; entre nous et les peuples du passé, et leurs penseurs ; entre l'homme individuel et sa conscience, qui est tout sauf une chose matérielle, et les manifestations supra-personnelles de son âme, que ce soit les cas de visionnaires, ou tout simplement les nombres, ou l'expérience spirituelle ; entre nous et les disciplines qui prétendent entrer en communication avec des êtres qui – bien évidemment ! - n'existent pas ; entre nous et les textes sacrés, qui se présentent comme des messages divins . Enfin, la muraille aussi est construite contre toute conception de finalité dans la nature, qui ne respecterait pas la stricte coupure entre le physique, qui connaît des causes, et le psychique, qui admet des finalités .

D'un point de vue diachronique, rendre pensable la différence des ontologies dans une perspective de supériorité de l'ontologie racine n'est possible que dans le Récit progressiste, apparu exactement au même moment que l'idéologie racine . Depuis Condorcet au moins, aussi bien l'histoire des sciences la plus répandue que l'ethnologie la plus courante, y compris la pensée sauvage de Levi-Strauss ( pour une étude anthropologique de la pensée sauvage, voir Jack Goody 1979), trouvent un classement antinomique et historique des différentes pensées .

La part la plus importante de l'ethnologie, par exemple, ne suppose jamais que les pratiques étrangères fondées sur des ontologies alternatives pourraient être tout simplement vraies et efficientes, mais leur cherchent des descriptions compatibles avec l'ontologie du Système . De manière générale, l'efficacité de la sorcellerie est expliquée, comme la conscience est expliquée . Un sorcier jette un sort, sa victime meurt étrangement : il s'agit de suggestion psychologique, par exemple . Un voyant annonce une défaite qui a lieu : il s'agit d'une prédiction auto-réalisante . Il est toujours amusant de voir un anthropologue universitaire comme Dominique Camus devenir sorcier en observant un sorcier de campagne avec une fascination qui finit par balayer ses doutes .

En histoire, une thèse courante des idéologues fonctionnels, sur le même sujet de la sorcellerie par exemple est de nier toute réalité de la sorcellerie rurale, et de poser que seuls la torture et les fantasmes des classes dominantes ont construit les chasses aux sorcières de l'époque moderne . Que des ethnologues modernes rencontrent des sorciers ruraux ne semble pas les gêner, pas plus que les nombreux grimoires édités ou connus depuis longtemps, ou encore des multiples témoignages du folklore sur les faits de sorcellerie, ou encore l'existence incontestable d'une sorcellerie antique .

Quand l'existence de la sorcellerie rurale est reconnue, ce qui déjà est une concession énorme, toute efficacité de celle-ci est bien sûr niée, et toute réalité des cérémonies décrites . En clair, les archives du même tribunal, ou encore le même Jean Bodin, quand ils parlent d'héritage ou de crimes, sont fiables , donnent des « faits » et permettent de l'histoire quantitative ; quand ils parlent de sorcellerie, elles donnent des « représentations », et ne permettent que de l'histoire des mentalités ou des représentations . C'est à dire que la méthode « scientifique » de l'histoire consiste en ce qu'aucun témoignage ne peut venir ternir la pureté de l'idéologie « scientifique » postulée au départ . Dit autrement, la démarche est dogmatique .

A la frontière de l'histoire et de la « psychanalyse » on ne compte plus les vies « scientifiques » de Moïse, de Jésus ou de Mahomet, ou d'autres, qui font des hypothèses médicales ou psychanalytiques sur la maladie qui les a fait se prendre pour des prophètes . Sans aucune observation de leurs patients, et toujours sur le modèle qui fait déclarer faux toutes les notations non conformes à l'ontologie postulée au départ . Il faut dire que Nietzsche ou Freud on donné l'exemple . Il est très courant en théologie fonctionnelle d'entendre que la révélation elle-même ne peut être objet de science, et que l'étude des textes sacrés ne peut être qu'une étude littéraire unidimensionnelle . Là encore, c'est pour faire de l'exégèse « sans préjugés », c'est à dire conforme à l'ontologie racine .

La psychanalyse enfin a pour fonction essentielle de ramener toute révélation ou toute prophétie à la schizophrénie, c'est à dire à la division illusoire du sujet dans toutes sortes de rubans de Möebius . Cela est vrai évidemment de Freud, imprégné au dernier degré de l'idéologie positiviste sous sa forme la plus brutale, mais aussi de Lacan et même de Jung, qui pourtant accepte des franchissements de limites, mais de manière extrêmement limitée . Inutile de dire que cet acharnement à faire penser comme intérieur, hallucination, ou archétype de l'inconscient collectif tout phénomène « mystique » se passe de réflexion sérieuse sur les critères de distinction de « l'intérieur » et de « l'extérieur » - distinction je le répète nécessairement symbolique et interne à la conscience - mais préserve l'idéologie de la chose, ce qui est bien l'essentiel .

Pour l'étude des voyants du passé comme pour les « hallucinations » modernes, il est cherché une « explication » purement théorique, jamais quelque chose qui relèverait d'une mise à l'épreuve . Bien sûr, d'autres spécialistes, comme des théologiens véritables, comme surtout des orientalistes, posent au contraire le sérieux et la consistance de l'ontologie des personnages qu'ils décrivent . Cela a empêché Guénon d'obtenir son doctorat de philosophie sur les doctrines de l'Inde . Mais c'est le cas d'Henry Corbin, de lignées de spécialistes de la pensée juive, de la pensée musulmane, y compris de celle si puissante et dépaysante d'Ibn Arabi . Je pense que le caractère marginal, méprisable de leur productions, comme par exemple de l'orientalisme, les rend tolérables aux sous-systèmes idéologique . Inutile par contre d'espérer avoir une agrégation de philosophie orientale en prenant son ontologie au sérieux . Car croire Ibn Arabi et croire en l'idéologie moderne est radicalement incompatible .

L'essentiel, c'est que les perroquets du Système répètent qu'aujourd'hui on ne croit plus à la religion, aujourd'hui on ne peut plus croire aux fantômes . Il ne peut exister rien de tel que les Sages, les Anges, les dieux . Tous les hommes qui disent le contraire sont victimes d'illusions, même quand ils rapportent des expériences, leurs expériences . Grâce aux progrès de l'esprit humain, le premier enfant venu imprégné d'idéologie est plus sage qu'Ibn Arabi, qui affirme dans ses livres des rencontres sensibles non conformes à l'idéologie moderne . Dans une perspective narcissique, il est aisé de comprendre le succès du progressisme chez les ignorants ; et globalement, le succès quantitatif de l'idéologie moderne parmi les hommes .

Un philosophe américain comme William James, très influent dans son temps, et encore fort réputé, a pourtant proposé l'étude de cas de voyance, ou de possession par des esprits, avec des critères méthodiques et critiques . En particulier, il s'est intéressé à la question cruciale de savoir si les voyants ou les médiums semblaient avoir accès à des informations que les sujets ne pouvaient selon toute vraisemblance avoir eu autrement ; et sa conclusion est que dans de rares situations, après de minutieuses enquêtes, cela lui paraissait le cas . Il est évident que cette étude de James n'est pas citée dans les encyclopédies ou les manuels . William James était pourtant un scientifique sincère, et ses modes d'enquête correspondent aux critères de qualité scientifique de son temps . Sa démarche ne présuppose pas l'ontologie-racine, mais la met en doute, puis aboutit à la conclusion que cette ontologie doit être abandonnée . Bien sûr, cela n'a eu aucune suite, parce qu'une idéologie se moque absolument de toute expérience qui ne la confirme pas .

Quant à la muraille de la finalité, le cas le plus célèbre est l'énorme succès du darwinisme, là encore très proche de l'énorme succès de Freud – toutes œuvres de mise à niveau de l'inquiétante étrangeté des mondes par rapport à la simplicité de l'ontologie rationaliste . Le succès de Darwin était lié à la satisfaction d'avoir une description de la nature conforme à l'idéologie : il s'était creusée une demande, liée à une dissonance . Mais ce succès n'est pas liée à un véritable succès scientifique, tout comme la psychanalyse ne parvient pas vraiment à convaincre les personnels soignants à ce jour, il faut reconnaître fort ignorants . La majorité des naturalistes modernes, y compris au XXème siècle, ont exprimé les doutes les plus vifs sur la théorie de l'évolution puis sur le darwinisme, autant que les ignorants se réjouissaient, et les philosophes se faisaient naturalistes . Pour connaître les objections vraiment très lourdes existant à la théorie de l'évolution par la sélection naturelle, ou projection du progressisme dans la nature, il est loisible de se référer à Denton, évolution, une théorie en crise, par exemple . Denton ne propose pas d'alternative, il montre juste la difficulté d'adhérer aux hypothèses de Darwin dans le réel .

Il n'importe que de comprendre le caractère idéologique des pierres indéfinies qui forment le parement de la muraille .





 
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A la fin de son article sur deux dogmes de l'empirisme, Quine conclut :

La totalité de ce qui est appelé notre savoir ou nos croyances (…) est une étoffe tissée par l'homme, et dont le contact avec l'expérience ne se fait qu'aux contours . Ou encore (…) l'ensemble de la science est comparable à un chant de forces dont les frontières seraient l'expérience . Si un conflit avec l'expérience survient à la périphérie, des réajustement opèrent à l'intérieur du champ . Il faut alors redistribuer des valeurs de vérité de certains de nos énoncés . La réévaluation de certains énoncés entraîne la réévaluation de certains autres, à cause de leurs liaisons logiques – quant aux lois logiques elles-même, elles ne sont que des énoncés situés plus loin de la périphérie du système . (…) le champ total est tellement sous-déterminé par ses frontières, c'est à dire par l'expérience, qu'on a toute liberté pour choisir les énoncés que l'on veut réévaluer, au cas où intervient une seule expérience contraire . (...)si cette conception est juste, alors il devient aberrant de chercher une frontière entre énoncés synthétiques (…) et analytiques (…) . On peut toujours réserver la vérité de n'importe quel énoncé , quelle que soient les circonstances (…) on peut même en cas d'expérience récalcitrante préserver la vérité d'un énoncé proche de la périphérie, en alléguant une hallucination (...)

La seule dimension qui manque à cette description du sous-système idéologique par Quine – le penseur le plus subversif qui soit sous son apparence badine – est la dimension socio-politique, liée à savoir qui est le « on » qui choisit l'ontologie qu'il veut conserver, et pourquoi . Le « on » n'est pas n'importe qui . Le « on » est l'oligarchie dominante par l'intermédiaire du sous-système idéologique – évidemment .

Voilà la nature véritable de la grande muraille idéologique . L'éloignement des hommes de toute vie pratique par la tertiarisation massive et le morcellement indéfini des tâches les rend encore plus incapables d’expérience susceptible de les faire accéder à une compréhension de leur asservissement intérieur . L'asservissement idéologique n'est pas conscient sans épreuve . Voilà pourtant l'obstacle à détruire en tout homme, et dans la civilisation humaine . Car cette idéologie réduit l'homme à la matière, au travail, à l'individu isolé .

Elle est le fil qui tisse l'ensemble du Spectacle . Elle est le nihilisme, et rien de plus .





 
***
Il me reste à étudier l'expérience de Pitcairn, et les conséquences individuelles du formatage par le Système dans une expérience en taille réelle . Une autre fois . Admettre simplement la possibilité que porte ce texte comme une puissance sera un effort insurmontable pour la plupart des rationalistes .

Depuis des siècles aujourd'hui le rationalisme bourgeois a construit son Empire. L'homme s'est fait fourmi pour produire et rendre un culte aux Reines des fourmis de l'oligarchie. Et cet Empire multiforme a produit son idéologie multiforme, ses dogmes, son Récit progressiste. Son idéologie et son immense puissance sont sa muraille de Chine.

Nous autres nomadisons dans la steppe au delà des murs, pauvres, divisés - mais la puissance qui détruira l'Empire nous accompagne - la liberté absolue, la loyauté et le Ciel bleu.

Les murailles finissent toujours en ruine . La taupe creuse .

Je cherche à rencontrer l'Ange de la face . Je ne joue pas .

Vive la mort !







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