ISI

Canal synthétique de la IIème Internationale Situationniste Immédiatiste.

mardi 30 août 2011

Point sur le conspirationnisme dans l'ISI .


(exactitude.nl)



La prolifération moderne de théories du complot, tant en politique que dans l'occultisme, pour ne parler de la production industrielle de la culture, m'oblige à envisager ces théories, qui en soit sont des objets ténébreux, à la mesure de nos époques de ténèbres . Leibniz dit quelque part, à la suite d'Aristote, que les plus hauts objets sont les plus délectables pour l'esprit – et assurément ces théories du complot ne sont pas de l'ordre le plus proche du soleil, comme l'art, ou l'éros .

Il existe une analogie de la théorie du complot dans la théorie cérébrale de l'esprit, qui envisage la pensée et le moi comme sécrétion du cerveau . Descartes pensait que le moi devait être concentré en un point du cerveau, un lieu souverain coordonnant ces mouvements, volitions, pensées, humeurs, etc . Il le situait, je crois, dans la glande pinéale . On peut l'appeler l'hypothèse du démon de Descartes . Dans la conscience expliquée, Daniel C. Dennett montre que rien de tel qu'un centre de commandement cérébral n'a pu être identifié, et pose que le sentiment du moi naît du fonctionnement coordonné de multiples fonctions en elles-même dépourvues de centre . Il ajoute que cette émergence a lieu par la coordination globale autonome des neurones avec le petit nombre dont chacun est respectivement connecté, et par la transfusion plus globale des hormones, qui comme une drogue, peut influencer l'humeur et le fonctionnement global . L'analogie avec la théorie du complot est à mes yeux très simple : les hommes cherchent dans le cerveau un centre de commandement, parce que son comportement est finalisé, intelligible, unifié ; et de même, ils cherchent dans le Système un tel centre de commandement, pour les mêmes raisons . Et comme il n'est pas visible, ils le supposent caché .

La théorie du complot, quelle qu'elle soit (extra-terrestres, secte juive, société secrète, Coupole mafieuse, et j'en passe) suppose deux hypothèses à examiner .

La première, est que le Système est consciemment dirigé par un petit groupe d'hommes . Je le nomme « hypothèse dirigiste » . Je distingue trois forces de l'hypothèse : dirigisme absolu – toutes les décisions humaines sont prises par le Centre ; dirigisme mitigé – il existe des décisions, plus importantes que les autres, qui sont prises par le Centre ; absence de dirigisme – les décisions autonomes des acteurs peuvent rendre compte de l'émergence du Système global sans hypothèse supplémentaire ( rasoir d'Occam) . Le dirigisme mitigé connaît deux variantes : soit le complot est au pouvoir, comme dans la version anti-maçonnique de la révolution française, soit il dirige les activités subversives contre le pouvoir légitime bon, comme dans la chasse aux sorcières, le maccarthysme et sa chasse aux communistes, ou le complot trotskiste en URSS à l'époque de la Iejovtchina .

La deuxième, c'est que le centre est occulte et malveillant ( ces deux aspects sont corrélatifs ; le centre bienveillant n'aurait pas à se cacher) . Si un petit groupe d'homme dirige effectivement un pays, comme par exemple l'URSS en 1941, la théorie du complot ajoute que ce petit nombre visible est le masque d'un pouvoir occulte, invisible .

Je vais ici examiner chacune de ces hypothèses : le dirigisme d'abord, puis l'occultation du pouvoir réel .

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Le dirigisme absolu suppose que des hommes veulent tout ce qui arrive dans le cadre du Système, et organisent sa réalisation .

Cette hypothèse se heurte à une première objection : pour ainsi dire, aucun de nous n'a consciemment obéi à un tel pouvoir occulte . A savoir, le complot hypothétique devrait rassembler une somme phénoménale d'informations, et transmettre une foule d'instructions ; et les canaux de communication d'une telle puissance seraient invisibles, complètement, ou masqués . Dans le cas d'un complot étendu sur des siècles, ce serait l'organisation de la continuité qui serait difficile, pour un pouvoir aussi étendu et exigeant : une organisation aussi pérenne, et visible que la monarchie française a connu des crises et des discontinuités . Or les personnes ayant la capacité d'assumer un dirigisme extrême dans une société complexe devraient avoir des compétences générales extrêmes, exceptionnelles, dans le traitement et la mémorisation, dans la volonté, la rigueur, la décision...leur recrutement ne pourrait se réduire à un cercle de peu de personnes . Sinon, il faudrait poser l'hypothèse d'un lignage uniformément génial ; mais cela n'est pas vérifié hors du complot .

Par ailleurs, il est nécessaire de supposer une manipulation massive des hommes individuels, très au delà de l'expérience de chacun ; et donc de multiplier des hypothèses délicates sur la communication subliminale des ordres . De très nombreuses rumeurs de ce genre circulent sur la toile, par exemple sur la monnaie des États-Unis, ou sur tout et n'importe quoi, le Saint Suaire, les tableaux de Léonard de Vinci, etc .

Il a existé dans l'histoire des exemples de dirigisme extrême tendanciel explicite, par exemple la direction du Front de l'Est par Hitler après le renvoi du chef de l'OKW en 1941 ; et la communication se devait d'être explicite, redondante et sans équivoque pour être obéie . Hitler devait également fournir un effort extrême de mémorisation et de vigilance, et mener une vie enfermée pour tenir sa décision de commander directement ; le résultat a comporté une foule d'effets pervers, c'est à dire de petites décisions peu pertinentes, à cause d'une information parcellaire inévitable ; et l'échec massif de Stalingrad .

Au total, le dirigisme absolu visible est déjà extrêmement difficile à mettre en œuvre, et globalement très risqué . La puissance des moyens de communication et de commandement à déployer paraît peu compatible avec l'idée d'une occultation .

Le dirigisme absolu doit être éliminé, renvoyé au domaine du fantasme . Les exemples historiques de mise ne place de dirigisme absolu ont montré leurs limites, j'y reviendrais, et n'étaient pas compatibles avec le secret . En réalité, les tenants du conspirationnisme défendent des hypothèses plus ou moins mitigées .

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Le conspirationnisme mitigé pose que la plupart, en quantité, des activités humaines sont dirigées de manière plus ou moins lisible, mais qu'un petit nombre, essentielles, laissent place à des complots secrets, plus exactement à UN complot secret, central . Cette version est aussi plus réaliste . Le plus souvent, quand aux intervenants secrets ; on peut trouver les services secrets des grandes puissances, des conseils internes à l'oligarchie, comme le groupe de Bildenberg, etc ; mais on y retrouve tout de même l'obsession Illuminati –francs- maçons – juifs, de manière fréquente .

Un grand nombre de facteurs du pouvoir réel facilitent et argumentent le conspirationnisme mitigé .

L'organigramme réel du pouvoir est très rarement l'organigramme objectif, publié, et cela commence dans les plus petites organisations humaines . Dans les familles patriarcales, un père imposant pouvait en réalité obéir en tout à sa femme ; dans une PME, un agent insignifiant peut avoir une très grande influence, et un membre de la direction être en réalité placardisé ; dans les gouvernements les plus puissants, il peut exister des ministres officiels et des ministres occultes . Les réseaux du pouvoir sont informels ; de plus, ils ont intérêt rester cachés, car un homme ne peut pas exercer en plein jour une autorité que rien de public ne justifie, sans s'exposer à des attaques . L'information donnée sur le pouvoir et le pouvoir réel sont toujours séparés – Machiavel a déjà exposé ses idées à ce sujet .

Machiavel sépare « les choses que l'on a imaginées pour un Prince » et « celles qui sont vraies » ; et assurément le politique donnera au maximum, car c'est son intérêt, le spectacle des vertus attendues de lui par les représentations du peuple et des médias, telles qu'il croit les connaître par les sondages : il sera proche des gens, intelligent, rigoureux, moral, travailleur, époux fidèle, soucieux des chômeurs, homme simple et sans pulsions, propriétaire d'objets sans distinction, etc...et dans la réalité du combat politique, il sera ce qu'il a intérêt à être, hargneux, clientéliste, sujet aux fortes pulsions qui corrèlent l'ambition, méprisant, ami du luxe, collectionneur de montres de luxe, corrompu en cas de possibilité, etc . Ce n'est qu'un exemple : l'actualité politique comme le reste du Spectacle est un théâtre, il n'est que d'écouter la propagande officielle du Système, et de lire mediapart ou le canard enchaîné, qui sont, on le sait, très en dessous de la réalité .

L'histoire du pouvoir est en grande partie occulte ; de nombreuses décisions sont secrètes, dans une société qui se croit habituée à la transparence . Les décisions les plus importantes, comme l'attaque ne coalition d'un pays étranger, comme le choix durable de la filière énergétique nucléaire, ne donnent même pas lieu à un débat public .

Un dernier facteur de crédibilité du conspirationnisme mitigé est la réalité de la structure sociale capitaliste, dominée par un tout petit nombre, une oligarchie . L'oligarchie n'est pas un mythe, ni un complot ; toutes les études statistiques de la fortune en pointent la réalité, comme une promenade estivale sur le port de Cannes ou d'Antibes . Dans l'oligarchie existent de très nombreux liens sociaux non connus, des amitiés, des réseaux ; et l'oligarchie tend, c'est humain, à s'isoler de la population générale . De ce fait, des opposants et ennemis officiels peuvent se voir régulièrement, manger ensemble plus souvent qu'avec leurs amis officiels – le savoir ne peut que confirmer l'idée que, par exemple, les oppositions politiques, ou la concurrence économique, ou encore les oppositions internationales sont des farces .

Il n'est pas aisé de formuler des critères de distinction entre le conspirationnisme mitigé et une conception situationniste ou machiavélienne du champ du pouvoir . Je crois que le plus net est celui-ci : je ne crois pas que les maîtres aient une vision supérieure de l'avenir que les autres, qu'ils aient des projets entièrement explicites à leur volonté, des compétences et une perversité inhumaines, sur le modèle mythique du savant fou . Je pense bien sûr que les maîtres ont des projets cyniques d'appropriation totale du monde et des réseaux de pouvoir cachés ; mais c'est une activité machiavélique normale, sans rupture de continuité avec le monde quotidien, même si elle envisage la mort de milliards de personnes entre la poire et le fromage, la bouche pleine . Comme Arendt, je pense que les cadres du Système n'ont ni de perversité particulière ni de compétences clairement distinctives ; ils ne sont que les fonctions du Système, et vont dans le sens de la fonction . Subjectivement, presque tous peuvent croire, adhérer sincèrement à l'expression « responsables mais pas coupables ».

Les activités machiavéliques normales ne peuvent pas se garantir le secret absolu . Le secret est suffisant si la circulation des informations ne provoque pas de scandale, de problèmes ou d'obstacles . Je cite le Monde du 26 août 2011, p 8 : « quant aux gens aux commandes, ce sont des businessmen pragmatiques, primitifs, qui ont pour occupation de transférer l'argent public dans des mains privées... ». Voilà un jugement sain sur l'Ukraine, qui veut intégrer l'UE . Voilà un jugement général sur le monde, assez exact .

Une des plus grandes conspirations criminelle de l'histoire est la « Solution finale » . Le secret a été largement tenu, mais il ne pouvait pas l'être complètement . Il en est de même de la mise ne place d'une filière de production nucléaire d'électricité . Qu'un petit nombre d'opposants aient accès à des informations cruciales ne rend pas le projet irréalisable, et c'est l'essentiel .

Il existe, à n'en pas douter, une part cachée du pouvoir, des guerres secrètes, des crimes impunis, des assassinats ciblés, des parapluies bulgares, et le monde appartient aux hommes mauvais et aux caniveaux, selon le mot de James Ellroy dans American Tabloïd . Il existe des réseaux secrets liés aux milieux criminels et aux services de renseignements, comme le SAC, comme la loge Propaganda2 ; il existe des assassins présentés comme des humanistes et proposés au prix Nobel de la Paix . Il existe des think tank qui préparent et diffusent des pensées et des lois favorables à l'oligarchie, en quantité massive, au nom de la Liberté, de l'Égalité, de la Fraternité, de l'Hygiène, du respect de la Vie, de la Protection et de la Sécurité, du Progrès, de Dieu, de la Gauche, des Pauvres, et de tout ce qui peut être un masque de ces intérêts, avec des intellectuels complices conscients, et d'autres naïfs, voire débiles stipendiés .

La presse n'est pas moins officielle d'être massivement officieuse . Le Spectacle et l'État sont au service d'une caste . Pour autant, rien de tout cela ne valide le conspirationnisme, même mitigé . Le chaos moderne n'a pas de centre – sinon, il ne serait pas le chaos . Le chaos moderne est un ordre apparent aux yeux des hommes, parce qu'en soi le chaos ne peut être pensé .

Le monde moderne est un processus inflationniste sans sujet . Il suffit que statistiquement la masse des hommes veuillent plus de liberté, plus d'argent, plus de puissance, plus de consommation – et donc cherche à produire, à vendre, à acheter, à travailler sans trêve – pour que le Système soit sans cesse en recherche de l'expansion maximale de la puissance matérielle, pour qu'il finisse par être impérialiste, et s'étende par des guerres . L'ouvrier travailleur avec un crédit sur son pavillon est tout aussi fonctionnel qu'un cadre, ou qu'un politique qui fait la guerre pour sécuriser les approvisionnements et garantir sa réélection par la spectacle de la victoire sur les méchants .

Les Illuminati, ou les juifs n'y sont pour rien .

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La validité du conspirationnisme doit être posée d'abord à priori, en pensant aux conditions de réalisation d'un pilotage conscient du Système depuis le XVIIIème siècle . Dans le domaine idéologique, André de Muralt (l'unité de la philosophie politique, Vrin) a montré que les structures de pensée nées dans la scolastique tardive avaient lentement informé la philosophie politique, formant le socle du libéralisme idéologique, ensuite repris dans l'Angleterre du XVIIème siècle (voir Michéa) . Il est hors de doute que ce qui fait parler l'homme, c'est la structure . La structure scotiste parle et construit l'homme libéral : voilà ce que montre Muralt . L'homme le plus qualifié au plan idéologique, Duns Scot, ne prévoyait pas l'interpolation de ses structures de pensée sur le politique ou l'anthropologie, l'interpolation de la toute puissance divine à la toute puissance du souverain absolu, puis à la toute puissance de l'individu dans le monde moderne, qui décide de son genre, qui « a bien le droit de », par exemple .

L'archéologie de l'idéologie moderne n'est pas un complot, mais bien la lente progression d'une idéologie favorable à des intérêts humains divers, et qui informe en profondeur la vision de soi-même et la conception du monde des hommes – une idéologie qui produit les hommes dont elle a besoin . Mais personne ne peut tirer les ficelles à l'avance, puisque les plus grands esprits du temps ne le peuvent .

C'est peut être cela qui est si difficile à concevoir : je ne pense pas ce que je veux - les structures sémantiques de ma culture m'informent, et construisent mon ego, qui peut alors proclamer, conformément aux croyances modernes : « je pense ce que je veux »...si cela était le cas effectif, il faudrait que de nombreux hommes aient l'opinion opposée, « je ne pense pas ce que je veux » ; mais si presque tous les hommes croient « je pense ce que je veux, souverainement » en pensant tous le même catéchisme idéologique effectif qui pose le spectacle illusoire d' un moi souverain, l'uniformité de la croyance tend à manifester de puissants mécanismes d'uniformisation stricte des croyances, tout comme la photographie montre à l'œuvre de puissant mécanismes d'uniformisation de l'apparence, y compris des rebelles, malgré la croyance « je m'habille comme je veux »...

Penser de tels mécanismes comme l'effet d'un ordre explicite d'uniformiser techniquement les psychés humaines, c'est le conspirationnisme absolu . Le penser comme l'effet manifeste d'une volonté cachée ayant élaboré des plans d'influence, c'est le conspirationnisme mitigé . Il est également possible de remarquer que l'effort d'adaptation minimal au monde est permis par l'adoption des cadres de construction psychique et de perception de l'idéologie racine, et que de ce fait, l'adoption générale de ces matrices est comme la ligne de plus grande pente pour la plupart des individus . Il faut de puissantes contraintes psychiques, comme « l'amplitude des passions » de Tiqqun, ou éducatives, comme un Indien d'Amazonie, pour ne pas les partager, et mériter un ethnopsychiatre, à cause des problèmes liés à une inadaptation profonde au monde moderne .

Globalement, dans le monde moderne, tous les formatages qui expliquent le monolithisme des décisions, statistiquement massivement favorables à la plus grande pente du Système, sont également ceux de la plus grande pente des individus . Ce n'est pas l'uniformisation qui est à expliquer, mais bien la dissidence .

Le Système n'est pas la liberté, mais le spectacle de la liberté . Et le contraire de la liberté n'est pas l'esclavage, l'appartenance à un autre homme, mais bien la réalité de contraintes aveugles qui limitent extrêmement les choix réels des individus . Un habitant des zones polaires n'est l'esclave de personne, et pourtant n'invoque pas sa liberté . Il devrait en être de même de l'homme du Système : théoriquement libre de se déplacer, mais asservi à son lieu de travail, ou nomade par obligation ; théoriquement libre d'habiter où il veut, mais classé spatialement à la mesure de sa fortune ; théoriquement libre de ses rencontres, mais limité en général à sa culture, à sa classe, à son lieu . Théoriquement libre de choisir son métier et sa formation, mais en réalité matière première sur une chaîne de fabrication automatisée qui le mène . Théoriquement libre de ses opinions et de son vote, mais en réalité soumis à des faux choix uniformisés . Théoriquement libre de choisir ce qu'il consomme, mais en arrivant à un conformisme généralisé évident . Théoriquement libre de sa vie sexuelle, mais en réalité ayant une vie sexuelle globalement normalisée et très massivement désertique . Théoriquement libre de ses croyances, mais classable en deux - trois catégories sans aucune importance pour personne . L'existence même de l'homme moderne est théorique, en voie d'exténuation .

Les théories du complot sont le fruit de l'exténuation de la liberté et de l'incompréhension fonctionnelle du monde dans le Système .

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La théorie du complot n'est pas une croyance propre à l'homme moderne : vers 1348, lors de la Grande Peste, dans certaines villes d'Europe, on accusa les juifs d'empoisonner les puits, et on les brûla, même les convertis . La Peste ne fut pas stoppée . Mais l'essentiel des théories du complot sont nées de la modernité . Elles sont le récit qui rend le chaos intelligible, et semble illusoirement donner une prise sur lui, exactement comme le récit de soi, la légende personnelle, de Paolo Coelho rend la bouillie mentale de l'homme moderne intelligible, et semble lui donner une prise sur lui même, parfaitement illusoire aussi .

Dans l'activité de lecture du monde moderne par un individu, il faut sélectionner et classer une foule écrasante d'informations, bien au delà de celles que devait trier un paysan dans son monde propre . Les matrices de compréhension du monde adaptées sont très éloignées du monde vécu ; autres pays, autres langues, autres hommes, enjeux à une échelle très éloignée, mécanismes complexes...le monde est inintelligible en soi à la plupart des hommes . Cela explique que les élections puisse être libre, si le Spectacle est asservi – et il l'est . Si chaque homme pensait en strict terme de ses intérêts avec une information maximale, comme souhaite agir dans ses entreprises un oligarque, il est certain que les candidats de l'oligarchie ne pourraient être élus dans les « élections libres » avec une certitude proche de l'absolu – en dehors de quelque accidents de l'histoire militairement réglés la plupart du temps .

Par ailleurs, l'interprétation objective n'est privilégiée que s'il existe un intérêt immédiat et concret à la privilégier . Un général risque la défaite, un oligarque risque la ruine s'ils manquent de vigilance et de lucidité . Quand l'individu est réduit à l'impuissance par rapport au monde, les mécanismes d'interprétation laissent jouer à plein les mécanismes de défense de l'ego contre la dépression, qui permettent de masquer pour soi-même les caractères les plus durs de la réalité, ou tout ce qui peut réduire « l'estime de soi-même » . Les soldats de 1914 sont partis la fleur au fusil, dans l'euphorie ; il n'y a que la lucidité de Céline pour écrire, dans le voyage au bout de la nuit, la nullité des hommes, écrasés dans les mécanismes aveugles de la guerre . Dans les zones empoisonnées par la pollution, comme Fukushima, la population elle-même se la raconte, diminue l'extrême gravité du danger, demande aux autorités de leur annoncer quand ils pourront revenir dans les zones interdites ; tout comme les habitants du ghetto de Varsovie n'ont cru qu'à la fin la peinture réaliste de leur sort, qu'ils devinaient au fond depuis longtemps, et repoussaient . De même, nombre d'Allemands ont mis des années, à partir de Stalingrad, à comprendre que la guerre était perdue sans recours . Les individus dans ce cas savent et ne savent pas ; ils savent, mais font comme si . Une telle existence est fondée sur le néant ; une telle vie est une vie anéantie, mensongère, ainsi ces familles « normales » où un crime a eu lieu et est dénié, comme le viol d'un enfant par le père . La crise violente de la vérité est aussi la grâce du retour à la vérité, ce que montre Festen . La protection de soi contre la vérité est la mort de la vie humaine authentique .

Dans le monde de plus en plus chaotique de la crise globale du capitalisme, la plupart des individus sont impuissants – même les plus puissants . Un milliardaire a énormément de libertés, tant qu'il va dans le sens du Système ; mais ces libertés deviennent presque nulles s'il veut réellement s'opposer au Système – pour ne pas dire, il peut être liquidé, ou emprisonné, ce qui arrive . Par ailleurs, il est hautement improbable qu'un maître s'oppose à ce qui le rend maître et lui donne tous les privilèges, même si un Wittgenstein l'a fait, pour ainsi dire . L'impuissance générale rend la lucidité très rare, puisqu'il est plus facile, il est dans le sens de la plus grande pente, de ne pas croire à la gravité de la crise et du mensonge généralisés dans le monde . Les mécanismes de défense individuels demandent la propagande du Système, et non la vérité ; le diffuseur est puni de dire des vérités désagréables même par ceux à qui il apporte la vérité, pour ne pas parler du risque des réactions de l'oligarchie . Deuxièmement, la lucidité ne donne aucune capacité supplémentaire à l'individu, vu l'échelle des problèmes ; au contraire, il s'agit de pensées amères, douloureuses ou désagréables . La facilité est de jouir de jouissance spectaculaire, de se la jouer le spectacle de l'individu libre, le spectacle du winner parce que l'OM a gagné, de vivre dans la satisfaction de la virtualité, et de détourner le regard de la réalité de son impuissance massive . La facilité est de croire que tout va bien, ou qu'il y a des problèmes locaux, non systémiques, qui vont être surmontés ; ou encore, de reconnaître les problèmes, mais de s'aveugler puérilement sur la marge réelle d'action des hommes, en pensant que « s'indigner » règlera les problèmes du monde .

Le monde moderne échappe donc globalement à l'intelligibilité de l'homme . Le premier rôle du récit du complot est de combler les lacunes d'intelligibilité du monde, devenu lisible et simple, effet d'une volonté perverse . L'individu a des attentes émotionnelles, le progrès, la reconnaissance, la justice, etc ; et comme la marche du monde ne lui donne plus rien de concret à ronger, il a des réactions émotionnelles, des petites indignations ; il éprouve de la haine ; il fait, obscurément, l'hypothèse que son impuissance est le reflet d'une puissance malveillante qui l'accable, le mécanisme de projection du sort dans la sorcellerie . Cette puissance malveillante doit être d'une intelligence supérieure, et tout à fait mauvaise, venimeuse . Toutes ces caractéristiques sont des représentations associés au narcissisme, à des projections narcissiques . Au fond, le théoricien du complot envie le complot qu'il construit, et ne souhaite que faire comme lui . Il pense être accablé d'une puissance individuelle, et voudrait accabler le monde de sa puissance : le théoricien du complot propose le plus souvent un contre-complot .

L'état chaotique du monde, le chaos de l'information accessible, le mensonge global du Spectacle, la constitution émotionnelle et narcissique de l'homme moyen, la présence d'un marché chaotique de l'interprétation du monde favorisant évidemment les idées simples et confortables pour le narcissisme – tout cela favorise extrêmement la diffusion de la théorie du complot . La quantité d'enfants incultes qui voient partout des juifs et des illuminati en est un signe . Cela devrait suffire à rendre sceptique à son sujet tout homme différencié .

Le chaos et le choc sont des moyens de gouvernement, et peuvent être provoqués, ou instrumentalisés . Le monde moderne global est un chaos, et il n'a pas de centre . Il est la réalisation pratique, tout à fait infernale, du monde de l'anti-oedipe, machinique et morcelé . Le chaos n'a rien de commun avec la liberté .

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Quelques mots sur le passé du conspirationnisme .

La théorie du complot a eu beaucoup de succès dans les milieux occultistes, dès le XVIIIème siècle ; ainsi nombre d'occultistes modernes sont devenus eux même des comploteurs, donnant le Spectacle, et la peur même, de complots réels . En Argentine, l'occultiste Lopez Rega « le Sorcier » a crée et dirigé des escadrons de la mort à partir de 1969 ; et la loge P2 a repris la forme complotiste . En Haïti, il ne faut pas oublier les redoutables « tontons macoutes » des Duvalier . Cette forme permet de laisser croire à une essence supérieure, sorcière, des pouvoirs . Je donnerais en passant des notations de Julius Évola, connaisseur de tels problématiques occultes .

J . Évola les qualifie, par exemple dans les hommes au milieu des ruines, de procédés de guerre occulte . Selon Évola, il s'agit de leurres, destinés à cristalliser l'attention sur des aspects mineurs d'un conflit, pour permettre de poursuivre des objectifs plus puissants en toute discrétion . Ces leurres égarent les opposants, dirigent vers de cibles sans importance pour les maîtres réels la colère du peuple . La théorie du complot devient ainsi fonctionnelle au Système . Il cite par exemple de guerre occulte... l'antisémitisme de Hitler .

Évola dans l'ensemble n'adhère pas au conspirationnisme . Il reconnaît que le Protocole des sages de Sion est un faux, même s'il a le caractère assez obstiné pour écrire qu'un faux peut être spirituellement vrai, ce qui me paraît impossible à soutenir, pire même, une faute contre l'esprit . Les œuvres de Denys ne sont pas un faux .

Le conspirationnisme a commencé dans le chaos de la révolution française, avec la thèse maçonnique de l'Abbé Barruel . Joseph de Maistre se situe dans une perspective providentielle, mais systémique, celle d'une force globale bien au dessus des acteurs .

Tocqueville, lui, excelle à montrer à quel point les fins de l'homme sont éloignés du résultat obtenu : la révolution de la liberté et du fédéralisme aboutit à la dictature centralisée, en France, comme, nous le savons, plus tard en URSS . Cette contradiction si fréquente de la volonté bonne et du résultat horrible est une des sources des théories du complot dans les dictatures . La constitution puritaine de la personnalité, qui ne peut voir en soi le mal, rejette la culpabilité de l'échec sur des boucs émissaires, sur une volonté mauvaise, quand bien même la volonté bonne et imbécile peut produire le malheur mieux que tous les complots : le complot trotskiste en URSS en est un bon exemple, tout comme les massacres de la Terreur, puisque la paix attendue tardait à venir, sûrement à cause de gens malintentionnés . Il faut en retenir que la naïveté et la bêtise sont des crimes, et doivent être rigoureusement éliminées d'un gouvernement révolutionnaire, bien plus que des intelligents corrompus . Le Hagakure note : les poissons se plaisent en eaux troubles .

Les résultats paradoxaux, la complexité du pilotage effectif d'une organisation même petite, et le caractère lent, imprévisible et chaotique de la moindre réforme dans une grande organisation sont à mes yeux l'indice le plus sûr du caractère intenable du complotisme . Les hommes les plus introduits dans les milieux occultes, et je pense en particulier à René Guénon, ne sont pas conspirationnistes . Qu'un homme aussi informé, et à tendances naturellement conspirationniste, que Guénon ne donne aucun complot comme la cause déterminante de la crise du monde moderne , au delà de l'idée d'une contre-initiation satanique, mais bien plutôt pense le mouvement général de l'aboutissement d'un cycle temporel, me paraît exclure les élucubrations modernes sur les sociétés secrètes toutes puissantes .

Quant aux documents qui rapportent les projets des conspirateurs, ils sont soit absents, soit faux, comme les fameux protocoles . Les quatorze points de Wilson, en 1917, sont issus, comme la constitution européenne, ou le pseudo-satanisme de LaVey, du libéralisme doctrinaire ; il fondent la société libérale et son chaos, le morcellement de l'Europe continentale, favorable aux Anglo-saxons ; mais ils ne prévoient pas l'avenir – la deuxième guerre mondiale, ou l'échec de la validation populaire, ou encore l'anéantissement intérieur des hommes porteurs de cette idéologie faussement « sataniste », qui sont le stade ultime, et les vestiges consternants, du bloom .

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L'adhésion au conspirationnisme a de très profondes conséquences sur la pensée et la pratique révolutionnaire . C'est certainement l'aspect le plus important et le plus grave . Dans l'hypothèse conspirationniste, l'homme révolte est une victime d'un petit groupe occulte, organisé, qui est un véritable poison du monde . Toute la stratégie révolutionnaire en découle . L'essentiel des révolutionnaires noirs de l'après guerre a adhéré, ou soutenu des positions liées au conspirationnisme . Il est essentiel de comprendre que c'est un échec complet .

Il existe un complot ennemi . Il faut donc IDENTIFIER, DEMASQUER, ELIMINER les membres de la conspiration .

Identifier, cela suppose au plan théorique faire un travail de renseignement, d'historien . Cela est fort noble, mais les révolutionnaires professionnels ne peuvent n'être que des rats de bibliothèque ou d'internet . Leur position marginale sur le champ idéologique et culturel est au contraire ce qui leur permet d'être l'Avant garde, d'être des créateurs et des innovateurs, et ainsi de percer les défenses de l'idéologie dominante . Au plan pratique, cela suppose d'utiliser des procédures d'enquête et de police ; comme le complot est occulte, il sera très tentant d'utiliser la torture comme méthode de renseignement .

Démasquer suppose de publier des informations personnelles, ou d'accuser des groupes humains, ce qui offre le flanc de la révolte à toutes les procédures juridiques .

Quant à l'élimination...il est clair que la logique même du conspirationnisme, et c'est assez avéré dans l'histoire, pousse aux homicides de masse voire au génocide . Cela est vrai à gauche comme à droite, de la Iejovtchina au Plan Condor .

Le nazisme était un conspirationnisme, et une catastrophe au plan de la lutte contre l'inflation du déploiement de la puissance matérielle, ou de la destruction de l'homme . Le conspirationnisme est aussi le cœur de la lutte antisubversive menée d'abord par les puissances coloniales, comme la France en Indochine puis en Algérie, par exemple pendant la bataille d'Alger – il est possible, comme les écoles de guerre américaines, de recommander le film « la bataille d'Alger », de Gillo Pontecorvo, à ce sujet . Un sommet de la lutte antisubversive est le Plan Condor ( 1975), visant à identifier, démasquer et éliminer les révoltés dans les années 70' en Amérique Latine, coordonné par la CIA et des formateurs militaires français .

Les hommes qui ont mis au point et pratiqué la lutte antisubversive étaient des militaires compétents et intelligents, mais pas des intellectuels . Une telle lutte n'est pas purement technique . L'existence de la révolte désespérée montre une violence de la domination, une injustice à corriger . Un homme comme Salan, qui fut chef de l'OAS, avait compris que la victoire de l'Algérie Française passait aussi par une exigence de vertu auprès des pieds noirs et des militaires . Il avait ainsi encouragé des écoles, et des centres de santé tenus par l'armée . Il s'est déclaré, avant sa mort, depuis toujours favorable à l'octroi de la nationalité française aux musulmans d'Algérie . Mais cet aspect des choses a été largement occulté par le racisme de la base de l'OAS . La stratégie du FLN, d'opposer les peuples, a été servie par la lutte antisubversive . Aussaresses enseignait, à Manaus, dans les années 70, pour les cadres du plan Condor : dans la lutte antisubversive, la population civile est votre ennemie . Arendt note, dans le Système totalitaire, qu'un tel Système se comporte sur son territoire comme une armée d'occupation en pays ennemi .

La lutte antisubversive ainsi construite est essentiellement totalitaire . Elle se poursuit aujourd'hui, depuis des années, par la technique de l'assassinat ciblé des subversifs, appliquée par les États-Unis de manière massive sous Obama, comme par la torture systématisée par les manuels de la CIA . Une telle guerre est sans résultat . Comme l'Espagne du siècle d'Or, les États-Unis ont peut être commencé leur déclin ; et tous ces assassinats n'empêchent pas de nouveaux risques . Dominer intelligemment et en souplesse, plutôt que de manière violente et aveugle, serait aussi une solution authentiquement impériale . La puissance d'un Empire authentique ne vient pas de sa puissance à écraser seule, mais aussi de sa capacité à respecter et à intégrer . La puissance d'une aristocratie ne vient pas de sa richesse écrasante, mais du strict respect de sa fonction sociale d'ordre et de justice . C'est un produit de la mentalité libérale, de croire comme l'oligarchie actuelle à un droit à la toute puissance . La toute puissance nourrit sa propre destruction .

La politique réduite à la lutte antisubversive masque des aspects essentiels du conflit, dans l'optique traditionnelle . Sur le plan idéologique, il n'appartient pas au peuple d'avoir de lui-même une pensée compatible avec une haute idée de l'État ou de l'autorité ; il appartient à l'État de l'enseigner, de manière vivante et convaincante . Et un tel enseignement ne peut se contenter d'être théorique ; les hommes puissants et les hommes d'État doivent se comporter de manière juste par rapport à la légitimité admise . Un Napoléon l'avait parfaitement compris, et a connu les pires difficultés en ne le respectant plus .

Le véritable fondement des révoltes combattues par la lutte antisubversive ( tout comme le mythe du complot judéo-maçonnique) est le passage de sociétés d'esprit encore féodal à l'exploitation capitaliste, dans un contexte de croissance démographique . Le caractère complètement destructeur et inintelligible de la « modernisation » de l'Allemagne, extrêmement violent, adossé à la guerre, a détruit les liens sociaux et crée un ressentiment meurtrier . Mais la guerre et le massacre n'ont pas ralenti l'industrialisation : au contraire, ces énormes inflations techniques ont détruit complètement l'Allemagne d'avant 1914, cette grande étoile culturelle du monde, devenue un lotissement de techniciens largement médiocres . En Argentine, la grande propriété adossée à L'Église était d'essence féodale, c'est à dire que l'appropriation s'alliait d'une pression modérée à la production, et d'une conscience nobiliaire de devoirs envers les hommes . Le passage à la mentalité capitaliste fait de seigneurs garants de leurs hommes des propriétaires égoïstes visant à un rendement, conservant leur arrogance de caste dans ce qui devient la lutte des classes .

Soyons très clair : il n'est pas de révolte du peuple contre un puissant qui ne soit aussi un châtiment de ses insuffisances, ou de ses crimes ; et de grands privilèges ne peuvent s'accompagner que de grandes obligations pour être légitimes . Joseph de Maistre fut le premier à le comprendre, sans en tirer les conséquences . La lutte antisubversive n'a servi qu'à briser des résistances populaires au capitalisme et à l'Empire . Le Chili a suivi jusqu'au bout l'exemple de la droite ultra-libérale américaine, très loin de défendre quoi que ce soit comme valeur de solidarité et de justice . L'Église catholique a été aveugle dans son soutien au plus haut niveau au Plan Condor . Car la modernisation de la société n' a été ralentie par l'écrasement des révoltes populaires au processus de transition vers la propriété capitaliste de la terre .

Non seulement cette lutte se trompait de cible, mais elle a laissé libre cours à des hommes de main qui se sont comportés comme de bas assassins . Marie-Anne Erize, une jeune franco-argentine elle-même très catholique, idéaliste, de 24 ans, enlevée, torturée, violée et tuée, sans même donner une tombe, par de bons militaires catholiques en 1976 à Saint Juan, Argentine : le cas a été bien étudié . Je dirais simplement : elle ne méritait pas cela, de très loin . Femme talentueuse et organisée, elle aurait pu être un cadre d'une transformation de la société ; et ceux qui l'ont tué ne valaient pas grand chose . La mère, catholique favorable aux militaires, écrit cette phrase en 1976 : « Cette disparition nous remplit de douleur et de honte car les gens vont penser : c'était une extrémiste . Mais je crois en la justice divine, et je suis convaincue qu'elle ira au ciel avant ceux qui l'ont tuée au nom de la « justice »

Je conclus donc : les idées conspirationnistes mènent aux techniques de la lutte antisubversive . Comme le pose Carl Schmitt, il s'agit de poser la politique comme lieu et moment de détermination de l'ami et de l'ennemi, la peau comme lieu de détermination de soi-même et de l'autre . Et ensuite, de passer à la guerre ouverte . Je ne crois pas en l'efficacité fondamentale de cette approche . Je vais exposer les conséquences stratégiques et tactiques de la perspective du Système comme émergence sans sujet .

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Si le Système est un processus sans sujet, il s'ensuit que statistiquement les individus jouent, massivement, des rôles fonctionnels sans en avoir toujours conscience, en croyant par exemple servir leur intérêts . C'est un vieille lune de la science économique, la fable des abeilles, ou encore la main invisible, dont on retrouve des analogies en sociobiologie, quant on explique le comportement animal par l'intérêt des gênes . Sur le plan de la conscience individuelle, c'est la théorie de l'aliénation .

On pose que le Système présente son fonctionnement globalement unique par les interactions des individus avec leur environnement et les autres individus, sans que ces interactions soient dirigées par un centre . C'est un modèle systémique, qui n'est pas particulièrement complexe, mais pour autant très difficile à comprendre, parce qu'il sort de la plupart des évidences naturelles de la vie en société, qu'il déclare être des apparences et des discours fonctionnels produisant des boucles de rétroaction renforçantes, ou non, mais dont les effets peuvent n'avoir aucun rapport avec leurs objectifs proclamés . Il est possible de citer comme source l'école de Palo-Alto, mais le maître le plus puissant d'une telle école est l'allemand Niklas Luhmann . Dans les milieux subversifs, il est également possible de citer Théodore Kaczynski . Cet auteur est explicitement étranger au conspirationnisme pour comprendre le Système :

« Troisième principe : quand on produit un changement assez important pour affecter de manière permanente une tendance de longue durée, les conséquences pour la société toute entière sont imprévisibles (…) on ne peut pas bâtir sur du papier une nouvelle forme de la société (…) le réseau des causes et des effets dans la société est beaucoup trop complexe pour être démêlé et compris .

Cinquième principe : les gens ne choisissent pas consciemment et rationnellement la forme de leur société .
»

Cette conception n'exclut pas qu'il existe des complots, des organisations, et toutes sortes de créatures comme les services secrets, mais elle porte l'idée que la complexité de l'action politique réelle est telle que de telles organisations sont d'abord des fragments d'oligarchie à leur propre service, fonctionnelles au Système général, et non des consciences ayant vraiment la fin proclamée dans le Spectacle . Pour donner un exemple simple, il est évident que l'oligarchie a besoin du thème de l'insécurité pour rester au pouvoir ; de ce fait, les organes de coercition ne sont pas prioritairement présents pour assurer la sécurité des citoyens, mais leur propre existence ; et l'oligarchie ne peut souhaiter une victoire complète et définitive de la lutte contre l'insécurité . Le terrorisme et la terreur d'État sont les deux mâchoires du même piège à cons, a dit dans cet esprit Jean Patrick Manchette . La prohibition aux États Unis est un exemple de l'échec des politiques de prohibition ; la prohibition reste la seule politique anti-drogue dans le monde, pour ainsi dire . La fonction n'est pas alors de réussir la lutte contre la drogue, mais de servir les services de lutte anti-drogue . L'usage de la guerre contre le terrorisme comme instrument de l'impérialisme est assez documenté . Il est possible d'avoir une lecture conspirationniste de ces faits, mais la thèse exclut une véritable planification d'une action complexe dans le Système, puisque l'information n'est pas disponible .

Le fonctionnement du Système fait des individus des fonctions par l'aliénation ; et l'homme au stade suprême de l'aliénation est le bloom . C'est un ego formaté par le Spectacle, qui se la joue maître suprême et est esclave .

Le Système lui même se veut total, il proclame la liberté individuelle, et donc ne peut penser de véritable révolte, puisque la révolte est une liberté offerte dans le cadre du Système, à égalité avec tondre le gazon ou s'indigner . Kaczynski le note : l'introduction du contrôle technologique du comportement ne s'accompagnera sans doute pas d'arrière pensées totalitaires, ni même d'une volonté consciente de restreindre la liberté humaine . La logique du Système est l'élaboration d'un totalitarisme flou, masqué par le Spectacle de la liberté, le IIIème totalitarisme . Que des hommes aient la volonté consciente d'aller dans ce sens est hors de doute ; mais il n'est même pas nécessaire de le supposer pour que le Système progresse en intensité et en extension . C'est justement cette autonomie machinique qui fait son énorme puissance, cette apparence historique de rouleau compresseur dévorant . Il ne dépend de personne . Aucun assassinat ciblé ne l'atteint en profondeur . Aucune identification ne mène au cœur du Système . Le complot ? Je n'ai pas eu besoin de cette hypothèse . Le centre du Système est au cœur des individus, dans les matrices idéologiques qui informent leur perceptions, leurs pensées, leurs actions fonctionnelles . Là, au cœur de chaque homme, est l'ADN du Système . L'ennemi est d'abord à l'intérieur de moi-même .

La lutte contre le Système est une lutte du faible au fort . Dans une telle lutte, le faible doit attaquer, ou résister, sur les points faibles du Système . Il est clair que l'aspect militaire n'est pas le point faible du Système . Il est également clair que le Système a un premier point faible, qui est de ne pas identifier comme ennemi les révoltés qui déconstruisent son idéologie, ce qui devient de plus en plus un mouvement de fond, même s'il est marginal, du champ intellectuel . Une fois identifiés comme ennemi, il ne peut que procéder avec les opposants que selon le profil de la lutte antisubversive vu à Tarnac : identifier, démasquer, tenter de détruire . S'identifier comme ennemi est donc rendre service au Système . A titre d'exemple, les émeutes sociales en Angleterre justifient un renforcement sans précédent de l'arsenal répressif, au prix de la négation ouverte de droits qui nous paraissent fondamentaux, comme le droit d'avoir des relations choisies .

L'ennemi, dans une perspective émergente, est d'abord en moi, dans tout ce qui me paraît naturel et me rend fonctionnel . Le point de départ, le négatif qui se creuse se creuse au cœur du Système, et non par le fait de croire en sortir . La destruction du Système suppose la formation d'un négatif, d'une puissance capable de le renverser ; au delà de la crise écologiste, cette puissance doit être humaine . Dans la perspective de Marx, ce négatif se définit par l'exploitation nue et est le prolétariat . Dans le capitalisme avancé de la collaboration de classe et de la formation d'un prolétariat masqué en classe moyenne pavillonnaire-passive-spectactrice, le négatif est le bloom, quand il prend conscience du néant absolu de sa vie, quand il comprend que le capital le dépouille de la plus value, que le Spectacle le dépouille de toute vie réelle, que la représentation politique le dépouille de toute initiative politique dépassant le Spectacle, même au niveau de sa commune . Le bloom est spolié au delà même de la propriété, il est spolié de la vie même . Sans aucune organisation, tout le poids de la révolte passe par l'individu .

Le premier moment de la révolte est la rupture intérieure avec le monde . La révolte ne passe pas par la découverte d'un ennemi, mais par la désillusion et le deuil qu'elle entraîne . Un tel homme peut concevoir une discipline intérieure de reconquête de sa liberté et de son autonomie, une déprogrammation du bloom ; et le premier livre à fournir de la révolution ne sera pas le Capital, mais le manuel pour moi-même, mêlé de Marc-Aurèle et d'Epictète, qui sont déjà des bréviaires de libération de la représentation . Au XVème siècle déjà, l'imitation de Jésus Christ, petit manuel d'autonomie religieuse, a préparé la Réforme .

La discipline intérieure de l'homme révolté doit le préparer à abandonner la liberté spectaculaire pour devenir capable d'être un vassal, seule voie possible devenir réellement un seigneur . Il doit développer un fanatisme de la lucidité . La lucidité sur soi est la plus haute forme de courage, avant le courage d'accuser les autres . Un révolté, dans un Système basé sur le Spectacle, c'est à dire la tromperie universelle comme arme de guerre, doit avoir la lucidité comme vertu première . L'homme peut seul, isolé, dans son état de bloom complètement déraciné, en prenant conscience qu'il n'est rien, devenir une force nouvelle . Il peut se préparer à redevenir un homme, apte a être membre d'un ordre . Il n'a plus de patrie, il peut avoir une cause .

Dans cette perspective de fanatisme de la lucidité, l'usage idéologique du conspirationnisme, permettant de rassembler des grandes foules dans la haine de boucs émissaires désignés, n'est pas fonctionnelle . Le conspirationnisme se répand parce qu'il donne au bloom et le sentiment de comprendre un monde qui lui échappe, et le renforcement égotique d'avoir un ennemi désigné ; mais il ne lui donne pas le fanatisme de celui qui revient d'une annihilation totale de la vision positive de sa vie de bloom . Il est dommage, en vérité, de protéger le bloom de l'effondrement, même par la haine : le bloom ne mérite que la destruction .

La tactique de guerre ne peut être l'établissement d'une base durable . Tout l'art de la guerre repose sur la tromperie, dit Sun Tzu . La force du rebelle est sa mobilité, la tromperie, ses apparitions et ses disparitions . Il s'agit de diffuser par les canaux du Système des matrices qui ne soient pas durablement compatibles avec lui . C'est la stratégie du virus . La culture est le champ privilégié d'intervention, à la suite de la première internationale situationniste . Mais avant tout, il s'agit de refuser de s'identifier comme ennemi, et donc de ne pas utiliser, autant que possible la violence, de ne pas chercher nécessairement à identifier des ennemis . Il est essentiel de maintenir une très forte unité dans l'internationale, et donc d'exclure ; mais au delà il faut d'abord poser, affirmer, rayonner que condamner . L'agression et la condamnation renforcent les mécanismes de défense, et rendent les transformations plus difficiles . Dans une guerre civile mondiale, tout être humain est potentiellement un allié – et qui n'est pas contre nous est pour nous . C'est ainsi que des groupes porteurs de pensées nouvelles ont pu faire basculer des Empires .

Je suis intimement convaincu que la plus grande force de l'homme libre est de se comporter, de parler et de vivre en homme libre là où il est . D'affirmer calmement les mensonges du Système dans les discussions collectives . De vivre pleinement l'instant présent, mais pas de militer au sens politique du terme . Surtout, d'éliminer méthodiquement tous les comportements fonctionnels possibles, car le Système ne pourrait pas fonctionner sans le soutien aveugle des masses . C'est ce que Gandhi nommait « se tenir dans la vérité » . La manière dont cet homme a conduit la guerre relève de l'efficacité, avant toute considération éthique, que je ne renie pas .

Au plan spirituel, la grande guerre est la guerre intérieure, qui permet de progresser . Le Hagakure dit : Je ne sais pas comment vaincre les autres . Mais je sais comment me vaincre moi-même . La quête d'une vie ne connait pas de fin ; l'entrainement doit nous trouver chaque jour meilleur, luttant jusqu'à la fin pour atteindre la perfection .

La volonté de construire une civilisation nouvelle dans les ruines dangereuses et empoisonnées du monde moderne ne peut pas passer par des représentation qui incitent au massacre, donnent à peu de frais des soutiens au narcissisme en autorisant des visions fantasmatiques d'ennemis, et ne donnent aucun levier pour accomplir la lutte vers la perfection, jamais atteinte . Il peut exister, chez les hommes de pouvoir conspirationnistes, des conspirations, et même des conspirations efficaces si elles sont dans la pente du Système . Mais l'essentiel, c'est le caractère sans sujet du Système, qui fait qu'aucune individualité n'est décisive, et donc ne peut être une cible .

Le conspirationnisme, pour les révoltés, est un aveuglement et un obstacle quand à la stratégie d'ensemble . Il n'existe pas, dans la voie de la sortie de ce monde dans une situation très dangereuse, de bon conspirationnisme .

Vive la mort !

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